Derrida
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TABLE des MATIERES :

                            NIVEAUX DE SENS :

 DERRIDEX

Index des termes

de l'oeuvre

de Jacques Derrida

Un seul mot - ou un syntagme.

         
   
Derrida, théologie négative                     Derrida, théologie négative
Sources (*) : La pensée derridienne : ce qui s'en restitue               La pensée derridienne : ce qui s'en restitue
Pierre Delain - "Les mots de Jacques Derrida", Ed : Guilgal, 2004-2017, Page créée le 7 avril 2016 Derrida, retrait, effacement

[Derrida, théologie négative]

Derrida, retrait, effacement Autres renvois :
   

[Derrida, Dieu, le nom de Dieu]

   

[Derrida, le rien, Khôra]

   

[Derrida, le talith]

Derrida, sa Cabale cachée Derrida, sa Cabale cachée

[Derrida, religion, théologie]

"Ich muss dich tragen", éthique et théologie               "Ich muss dich tragen", éthique et théologie    
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a. Bibliographie.

Très tôt, des lecteurs ont repéré une certaine parenté entre les thèses de Jacques Derrida et la théologie négative. Lui-même y fait allusion dès son premier texte sur Lévinas, Violence et métaphysique, écrit en 1964, trois ans avant la parution simultanée de ses trois livres majeurs, La voix et le phénomène, De la grammatologie, L'écriture et la différence. Cette parenté est souvent soulignée pendant les années 1970, et prise pour thème dans deux interventions des années 1980 :

- D'un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, une conférence prononcée en 1980 à la décade de Cerisy sur Les Fins de l'Homme.

- Comment ne pas parler, Dénégations, une conférence prononcée à Jerusalem en juin 1986, publiée ultérieurement dans Psyché, Inventions de l'autre (tome 2), qui traite pour la première fois directement, frontalement, de la théologie négative comme telle.

A l'initiative de Harold Coward et Toby Foshay, un recueil de textes intitulé Derrida and Negative Theology, est publié aux Etats-Unis en 1992. Le contenu du volume, hétérogène, associe des spécialistes de la pensée hindouiste, bouddhiste ou chrétienne, et des spécialistes de la déconstruction. Derrida choisit d'y inclure une version en anglais des deux conférences de 1980 et 1986, auxquelles il ajoute un troisième texte écrit en août 1991, intitulé Post-scriptum : Aporias, Ways and Voices. Ce rassemblement dans un seul volume montre que, dès cette époque, il tenait à s'expliquer sur son rapport à la théologie négative et même plus : il l'assumait comme tel. Le Post-scriptum sera réédité en français en 1993 sous le titre Sauf le nom. Derrida précise dans le Prière d'insérer de cette publication que ce texte peut être lu comme l'un des trois chapitres, avec Passions et Khôra, d'un Essai sur le nom. Ces trois livres, parus aux éditions Galilée la même année, constituent à eux trois une nouvelle mise à l'épreuve de la théologie négative.

A ce corpus déjà significatif, il faut ajouter de nombreux renvois dispersés dans les écrits ou les entretiens, jusqu'à l'année de son décès, en 2004. Il serait fastidieux de faire la liste de ces renvois, qui touchent à des sujets variés. Signalons, entre autres, parmi les domaines pour lesquels la théologie négative est évoquée : le dessin dans Mémoires d'aveugle en 1990, le personnage biblique d'Abraham dans Donner la mort en 1999, ou l'athéisme dans Foi et savoir, en 2000.

 

b. Théologie négative vs déconstruction.

On nomme "théologie négative" une certaine tradition qui va de Platon à Wittgenstein en passant par Denys l'Aréopagite, Angelus Silesius et beaucoup d'autres, tradition dite "apophatique", dont l'élément commun serait de dire que puisque tout prédicat reste inadéquat à l'essence de Dieu, puisque le mot "Dieu" n'a ni sens, ni référent, on ne peut rien en dire. Ce n'est que pure rhétorique, ont affirmé d'autres théologiens qui ont accusé ce courant de pensée (qui n'a jamais revendiqué le titre de "théologie négative") de nihilisme, d'obscurantisme, voire d'hérésie ou d'athéisme. Renoncer au savoir, au logos - c'est prendre à contrepied une longue tradition qui tente de concilier foi et raison.

Or Jacques Derrida, lui aussi, s'interroge sur la légitimité de la raison et du logos. Ce qu'on nomme déconstruction n'est, selon lui, ni une méthode, ni un système. On peut trouver dans ses textes de nombreux passages qui ressemblent à des formulations de la dite "théologie négative". Des mots comme le texte, l'archi-écriture, la trace, l'archi-trait, la différance, l'espacement, l'hymen, le supplément, le pharmakon ou la démocratie à venir sont indéfinissables, indéterminables. La déconstruction elle-même est un lieu paradoxal, que Derrida compare à une colonne de langues qui souffle autour d'un vide. Ces notions ne renvoyant, elles non plus, à aucun sens ni référent, elles ne sauraient ni se montrer dans leur vérité, ni se dissimuler. Elles ne sont ni ceci ni cela, ni sensibles ni intelligibles, ni signifiés ni signifiants, etc. Elles n'ont ni existence, ni essence, ni être. Ce ne sont même pas des concepts, mais seulement des quasi-concepts. Ce ne sont ni des idées qu'on puisse mettre à l'épreuve, ni des catégories qu'on puisse vérifier.

Ces ressemblances sont-elles purement formelles, rhétoriques, ou bien le discours derridien peut-il être lu comme une sorte de prolongement moderne ou post-moderne de la théologie négative? Peut-on, en soulignant cette filiation, parler de via negativa derridianna? Dans cette hypothèse, Jacques Derrida proposerait une formalisation, une sorte de matrice qu'on trouverait à toutes les étapes de sa pensée, y compris dès le début des années 1960. Pour la restituer, on peut procéder en quatre temps : acte de langage, lieu au-delà de l'être, anéconomie, inconditionnalités. Ces quatre temps peuvent aussi être lus comme quatre interprétations différentes de la théologie négative.

 

I. ACTES DE LANGAGE.

a. Nomination.

La "théologie négative" ne décrit pas, elle n'analyse pas, elle n'interprète pas, elle ne constate pas, elle nomme. Ce qui n'a ni sens, ni référent, ni existence, ni être, en l'occurrence Dieu,il faut le nommer. Cette nomination est son premier acte performatif, son acte essentiel. C'est un acte de foi. En le nommant, le théologien produit Dieu. Rien d'autre ne justifie cet acte que le désir de celui qui nomme. Dieu, qui n'est rien, qui est dehors, advient avec cette nomination. Il n'est que ce nom, mais il est aussi tout, puisque rien ne peut s'en extraire. En le nommant, on le parle, on lui parle, on le laisse parler en soi, mais on ne le connaît pas. On le fait advenir, tout en supposant qu'il était déjà là avant cette nomination. On donne sans retour ce nom que personne ne possède. Le nom Dieu n'est déjà plus un nom, c'est un nom au-delà du nom.

 

b. Déclaration.

La deuxième dimension de l'acte de langage est déclarative. En théologie négative, on n'argumente pas, on procède par sentences, affirmations, aphorismes. Les verdicts rendus peuvent manier l'allégorie ou la poésie, ils peuvent dire une chose et son contraire. Détachés de tout référent, à la fois dans le langage et sur la bordure performative du langage, ils mettent à l'épreuve les limites de la langue. N'ayant d'autre tâche que de rendre possible une nomination impossible, ils ne sont pas limités par le sens commun et ne s'interdisent jamais d'aller plus loin. On comprend que dans ces conditions ils donnent le sentiment de venir toujours en plus, en hérésie. Mais en même temps, malgré ces excès, il faut que ces sentences se fixent, se stabilisent dans une chaîne d'énoncés répétables, archivables, formalisables. La théologie négative ne peut survivre que comme tradition formelle, susceptible de se transmettre et de se prolonger, ce qu'elle a réussi à faire jusqu'à nos jours. Tout en gardant le vide, en pensant l'essence du langage, elle s'est institutionnalisée, canonisée, voire monumentalisée.

 

c. L'adresse au disciple.

Jacques Derrida part de la dernière phrase du livre d'Angelus Silesius :"Ami, en voilà assez. Et si tu veux lire au-delà, Va - et deviens toi-même l'écrit et toi-même l'essence". Comme Saint Augustin dans ses Confessions, Angelus Silesius s'adresse à Dieu pour s'adresser à l'autre : le lecteur, le disciple, l'ami. Il appelle à l'amour, à la charité, à la fraternité. Tu dois te rendre au-delà du lisible, au-delà de la signature, et pour cela, tu dois te faire écrit, écriture ou livre. Qui sera le disciple, à quoi ressemblera-t-il? Angelus Silesius n'en sait rien. Il exige pourtant de lui qu'il se fasse écriture. Il faut que le lecteur, en écrivant, se fasse ami, devienne un ami. Pour celui qui s'adresse à l'autre, qu'il soit père de l'Eglise (Saint Augustin), théologien de la théologie négative (Angelus Silesius) ou philosophe (Derrida), le lecteur n'est rien. Comme Dieu, il est inaccessible. Il faut pourtant qu'il s'adresse à cet inconnu comme à un ami. S'adresser à ce rien, c'est faire venir un changement, une transformation, une naissance qui s'effectue par elle-même, qui se porte elle-même. Cela donne-t-il à l'ami une consistance, une substance? Non, il n'est rien, il n'est toujours rien, rien d'autre que l'essence de l'amitié. L'être de ce destinataire produit par le texte mérite une majuscule, il est le Rien.

 

d. La bénédiction du "Viens".

Derrida mentionne la théologie négative à propos de Maurice Blanchot. Celui-ci s'adresse à l'inconnu sans reconnaître ni loi, ni autorité, ni pourquoi, ni choix, par un projet d'écriture que rien ne peut satisfaire, pas même l'écriture elle-même. En disant Viens, il ne s'agit pas pour lui de sauver l'inconnu, mais son désir d'écrire. S'il faut écrire, c'est parce que "Elles" (les multiples interlocutrices auxquelles il s'adresse) l'exigent. Sans céder à la glorification du rien, il s'engage dans le mouvement d'un pas où ce sont ces Elles, qu'on peut aussi interpréter comme El, Dieu, qu'il faut sauver. Sur ce chemin, il en appelle, sans aucune garantie ni protection, à un lieu sans nom, une pensée silencieuse d'avant la parole. C'est un mouvement de bénédiction.

On retrouve ce mouvement de bénédiction dans le rapport de Jacques Derrida à la liturgie juive. Il rejette le rituel communautaire, mais ne cesse de caresser, aussi souvent qu'il le peut, son talith, ce châle de prière qui n'enveloppe rien, sauf les morts. Pour nommer cet étrange rapport à la liturgie, il utilise le mot marrane. Le marrane n'a aucun statut, il erre en des lieux désertés par Dieu, sans savoir, ni certitude. Son héritage, c'est l'absence de destination. Attente, promesse, engagement, ouvrent à une tension, un avenir qu'on ne peut prier que poétiquement. La prière poétique ne s'adresse à personne. Toujours apophatique, elle bénit un reste sans être, une date disparue. Une archive détruite continue à brûler du dedans, à se consumer. C'est l'essence de la bénédiction.

 

e. La prière.

Quelle que soit sa forme (invocation, méditation, demande, apostrophe), une prière s'adresse à un autre absent. Elle combine, dans le même mouvement, un rapport au rien et la promesse d'une présence, une expérimentation du néant et un acte qui le fait exister sous le nom de Dieu. Dans le cas de la théologie négative, l'adresse est double. D'une part, elle en appelle à un futur initié, un disciple, un autre ou un prochain qu'elle cherche à éduquer, à convaincre. On a vu que cette première adresse était un enseignement, un acte de charité. La seconde en appelle à ce tout autre qu'elle nomme Dieu. Elle témoigne d'un désir de Dieu (au double sens du génitif : désir pour Dieu, et désir chez Dieu) archaïque, plus archaïque peut-être que le cogito. Ce désir n'est pas un acte de connaissance, c'est un salut qui s'adresse à un Qui. Toute demande, sollicitation, appel, sollicite l'autre. Dans le discours chrétien, la prière est promesse de la présence de l'autre comme autre. Elle s'entend depuis l'espoir d'une réponse. Mais le mouvement de pure prière ou d'à-Dieu, comme l'a nommé Lévinas, n'ouvre que l'espace d'une énigme sans être. Par son ton oraculaire, il tient le désir en haleine. Tandis que la louange qualifie Dieu et le détermine, la prière comme telle n'attribue rien. Pour s'adresser à l'altérité de l'autre, elle n'exige aucune détermination. Elle ne parle pas de, mais à. C'est un pur mouvement, dépourvu de tout prédicat.

Jacques Derrida fait observer qu'Heidegger n'a écrit que sur un mode constatif, ou propositionnel. Il n'y a pas chez lui d'apostrophe, ni d'adresse à un "toi", ni de prière. Dans son théorétisme, il n'y a ni foi, ni grâce. Il s'interdit l'expérience du rien. Sur ce point Derrida, en s'interrogeant sur la prière elle-même, se dissocie de Heidegger. Il passe pour athée, mais prie. Tout en respectant parfois certains codes gestuels ou corporels, certains rituels issus de la culture ou de la religion, il prie dans un idiome absolument privé, singulier. Sa prière interrogative reste secrète, intérieure, intraduisible. Qui est celui qu'on prie? A qui s'adresse-t-on? Qui est Dieu?

Toute prière sollicite le bien pour les proches. Il y a dans cette sollicitation un calcul d'un type particulier : c'est un calcul sans calcul. En suspendant tout savoir, toute économie, toute certitude, la prière se confronte à l'incalculable. Elle se tient dans le désert, en dehors de toute preuve ou garantie. Cet acte de foi, ce retrait hors de la raison, cumule les risques. Au risque d'échec s'en ajoute un autre plus grave : que la demande de bénédiction soit détournée, voire transformée en malédiction. La théologie négative enseigne que c'est un risque à prendre, qu'il faut prendre. Continuer à prier est un devoir, ce n'est pas qu'une question religieuse, c'est une question éthique.

 

II. LIEU AU-DELÀ DE L'ÊTRE

a. Le lieu où il est impossible d'aller.

La "théologie négative" invite à deux expériences du lieu absolument étrangères l'une à l'autre, dont l'ajointement est problématique. D'un côté, nommer Dieu, c'est le créer par le verbe, la voix, le mouvement d'une parole qui peut, en appelant une réponse, s'inscrire dans un certain type de messianisme, une eschatologie. D'un autre côté, la parole qui se dit dans la bouche, sur la bouche, dépasse et déborde cette bouche. Le nom qui se dit au présent ne renvoie pas à un lieu de présence. Il faut se rendre en un certain lieu désertique, au-delà de l'être. Pour décrire cette seconde expérience du lieu dans laquelle la théologie négative s'impose à elle-même un devoir, une injonction, Derrida renvoie à plusieurs termes hérités de la tradition.

Il y a, pour Platon, un lieu qui dépasse encore l'être en dignité ou en puissance [traduction du grec ετι επε-κεινα της ουσίας πρεσβεία και δυνάμει υπερέχοντος. C'est le bien par excellence (αγαθόν)]. Sous l'influence de Heidegger, on peut traduire l'expression epekeina tes ousias par au-delà de l'être. Derrida nomme "X" ce lieu qui "est" sans (l')être et lui accorde une signification singulière, celle de la chose sans chose, du X sans X. Ce serait le lieu, avant tout lieu déterminé, de l'espacement même de la déconstruction. En ce lieu désertique, un secret inviolable est révélé. Une adresse sans contenu invite à la réponse, à la responsabilité. Ce lieu, qui n'est rien, il tient à l'inscrire à la fois dans les traditions juive et grecque. Babel et Khôra sont ouverts par un appel. Tous deux associent, dans une épreuve aporétique, construction et déconstruction. La confusion babélienne, l'indétermination du réceptacle, l'absence de tout frayage et chemin assuré, sont propices à l'événement.

Appeler à ce lieu, c'est fracturer le cogito, séparer le "je" du savoir. C'est un passage, un mouvement de dissociation qui ne répare pas, ne réconcilie pas.

 

b. Le vide, le rien.

En signalant et en annonçant ce lieu, la théologie négative provoque une ouverture de l'être, elle révèle la possibilité d'un post-scriptum, d'un autre événement qui viendra après. Au-delà de ce qui peut être vu ou senti dans la présence, il y a autre chose qu'on nomme Dieu. C'est sa passion. Mais il lui faut aussi s'inscrire dans la tradition chrétienne, ce qui l'oblige à replacer le rien dans un ensemble. Tout en niant par principe les attributs de Dieu, il faut qu'elle lui attribue une qualité, une essence ou même plus qu'une essence : une sorte de suressence. Cette présence absolue, hyperessentielle, coexiste avec la négation absolue de toute présence. Pour exister, une cause divine n'a pas besoin d'être. Les assertions négatives de la théologie chrétienne sont hantées par un lieu sans être, dont le nom (Dieu) nomme l'hétérogène, l'incommensurable. En l'hyperbolisant, elle devient une théologie qui à la fois ne dit rien de Dieu et ne dit pas rien de Dieu, puisqu'elle en parle. Le simple fait d'en parler, de faire œuvre autour de ce dont on parle, est une récupération théologique du rien. Cette récupération pose, selon Derrida, la question d'une autre négativité, sans théologie ni récupération.

* {Dans le film d'Ingmar Bergman, Persona (1966) la célèbre actrice Elisabet a, d'un seul coup, arrêté de parler. Fini le théâtre et les discours : désormais elle ne répond plus. Elle portait un masque et maintenant, c'est un tout autre masque qu'elle exhibe, celui du silence. La jeune femme qui devait s'occuper d'elle, Alma, n'arrive pas à lui faire prononcer un mot, jusqu'au moment où elle parle pour elle, elle se substitue à elle. Alors seulement Elisabet accepte de proférer un seul mot : rien. On approche de la fin du film. Les spectateurs se retrouvent dans la même position que l'enfant qui ne peut apercevoir sa mère que floutée, au-delà de l'écran, intouchable. Ils peuvent donner à Elisabeth son véritable nom : rien - mais ce nom ne dit rien, ce n'est qu'un nom.}

En ce point, la déconstruction se sépare de la théologie. Si le mot "rien" est incommensurable à tout ce qui est, alors aucune mystique, aucune révélation de l'ineffable, aucune transcendance ne peut s'installer sur sa ruine.

*{Boris Mitić a intitulé L'Éloge du rien le film dans lequel il donne une voix au Rien. Le Rien qui parle, avec une majuscule, n'est pas celui du titre, écrit en minuscule. Qui est ce rien qui dit je et qui passe son temps à déprécier cet autre rien qui ne dit rien, ce Quoi ? Il prétend énoncer lui-même sa propre louange, mais c'est une louange ambiguë, sceptique, ironique et désabusée. Le nom qui lui est donné (Rien) n'ouvre sur aucune autre sublimation que la beauté du film lui-même, et aussi la beauté de la voix d'Iggy Pop. C'est un rien basique, terrien, inthéologisable, un Rien déjà ruiné, qui parle depuis la ruine}.

Les tentatives d'instituer une religion sur cet acte d'"inconnaissance" ne peuvent qu'échouer. Récusant toute économie du "rien", y compris par traduction ontologique ou philosophique, Derrida ne transmue pas la négativité en affirmation divine, en essence. Il ne s'agit pas pour lui de se faire le gardien du vide dans la continuité d'une kenosis chrétienne qui glorifie le dépouillement du Christ ou ce moment de crise où l'on doute de la plénitude intuitive, mais de s'engager sans a priori, ni vérité, ni sagesse, ni être, sur une route dépourvue de passage assuré. Dans le désert aporétique de la déconstruction, il n'y a aucun frayage préalable. Le désert y est un lieu de raréfaction absolue, d'effondrement sans fond, un lieu pur qui peut-être est déjà recouvert par le sable. Comment y habiter sans céder à l'annihilation? Telle est la question à laquelle il faut encore répondre, en-dehors de toute métaphysique.

 

c. Sauf le nom, sauver l'innommable.

La singularité du nom Dieu - ou du nom de Dieu, c'est qu'au-delà de lui-même, il nomme l'innommable. Un nom qui nomme l'innommable, qui se nomme lui-même comme innommable, ne se détruit-il pas? Non, dit Derrida, il se respecte comme nom. S'il a donné à l'un de ses textes sur la théologie négative le titre Sauf le nom, c'est pour souligner cette ambiguité. En se portant vers autre chose au travers du nom, en le traversant, on appelle l'autre, on se rappelle l'autre. On sauve ce nom, mais ce qu'on sauve en le sauvant, ce n'est pas le nom lui-même, le nom comme tel, c'est ce vers quoi l'on se porte à travers lui, où il est impossible d'aller. Si le nom est sauf (sauf le nom), ce qui est sauvé, c'est le dehors du nom (fors le nom). Le nom de Dieu ne peut être sauvé que dans le temps même où il fait exception. Sauver ce nom-là, c'est sauver l'acte qui le porte, ce qui recouvre le double sens du mot sauf.

Il faut à la fois sauver le nom de Dieu pour préserver le plus intense des désirs, le désir de croire et de nommer, et il faut aussi en même temps s'abandonner en ce lieu désertique, aporétique, indéconstructible, irréductible, qui ne peut se produire et se révéler, performativement, que par la prière, la louange ou la méditation intérieure. Le nom lui-même ne sera pas sauf. Dans l'expérience du rien, il n'arrivera qu'à s'effacer. On ne pourra s'en prendre à lui qu'en l'oubliant.

Comment penser cette prière qui, selon Derrida, "ne demande rien, tout en demandant plus que tout"? Il faut appeler cet autre par son nom, le sauver. C'est un impératif, un sauve le nom! Ce qu'on sauve en le sauvant, ce n'est pas une chose mais un mouvement, une férence, la décision folle, irresponsable d'aller au-delà du présent de l'être afin de sauver ce lieu, où il est impossible d'aller. Le point commun entre Jacques Derrida et la théologie négative, c'est qu'il faut cette folie, cette colère performative, déclarative. Et pourquoi le faut-il? C'est la question même de l'éthique, la question de l'éthique même.

 

III. ANÉCONOMIE.

a. L'impropre de Dieu.

Comme toute théologie, la théologie négative prétend dire lepropre de Dieu. De sa propre bouche, de sa voix, elle prétend dévoiler aux disciples le secret ou la vérité divine. Mais le propre divin qu'elle s'est donné pour tâche de sauver n'a pas de positivité. C'est un propre qui n'est pas un propre, un propre qui est l'expropriation même. En déclarant ne rien avoir, ni vouloir, ni savoir, Angelus Silesius mine l'autorité qu'il tient de ses propres sentences.

On peut comparer cette suspension de certitude, cette mise en parenthèse de la doxa, à celle de la phénoménologie. De même que celle-ci reste fidèle à la science, la théologie négative reste fidèle à l'injonction onto-théologique originelle. En répondant du "vrai" nom de Dieu, en désirant le dire tel qu'il est, par-delà les idoles, en rejetant les attributs et les qualités inadéquates, elle réaffirme la voie de la vérité, une vérité qui ne peut se dire qu'en se débordant soi-même. D'un côté, son discours est intérieur au christianisme, mais d'un autre côté, ce propre auquel elle s'attache, c'est de n'avoir rien en propre. Il faut qu'elle se tienne sur cette crête, ce double bind qui la libère de toute autorité. Etrangère à l'idée de péché, méfiante devant l'espoir de rédemption, elle reste en marge, parfois accusée d'hérésie, persécutée, exclue. Désireuse de répondre à l'appel du Christ, elle affirme sa filiation, mais ne peut hériter de la dette que comme dénégation. Tout en proclamant sa visée universelle, elle conteste en sa racine la tradition dont elle semble provenir, l'identité à soi de la théologie. Cette rébellion n'est pas dirigée contre l'extérieur, mais contre elle-même. Au cœur de chacune de ses thèses se trouve une hyperbole paradoxale, une folie contradictoire. Comment concilier ce principe d'autodestruction avec le dogme qu'elle continue à énoncer?

Tenir sur cette crête est impossible, et pourtant l'existence de cette tradition, sa transmission à travers les siècles, cela montre sa possibilité. Son désir, sa passion qu'elle partage avec la déconstruction, c'est l'expérience de "la possibilité (impossible) de l'impossible, du plus impossible", ou encore de l'"hyper-impossibilité", écrit Derrida (in Sauf le nom, p35).

 

b. La non-réponse, le silence.

Dans le rituel juif de l'époque du Temple, tel que le décrit l'Ancien Testament, le prêtre accomplit les offices sans prononcer une seule parole. Pour sanctifier le nom de Dieu, il faut qu'il reste silencieux, absolument muet. On peut rapprocher cette prescription de l'absence de magie dans la Bible hébraïque. Même l'épisode de Moïse près du buisson, où le prophète entend dire : "Je serai qui je serai", est dépourvu de toute aura magique (le verbe ne déclenche rien dans le réel). Si le prêtre prononçait une prière qui puisse s'assimiler au nom de Dieu, il prendrait le risque de la magie. Le tétragramme étant au coeur dans la pensée juive, sa présence dans le Temple est vécue comme inquiétante, voire terrorisante. Il faut absolument se protéger contre un usage abusif de ce nom qui n'est pas qu'un mot, qui témoigne de l'essence de Dieu et d'une puissance divine inconnue, imprononçable.

Quand on s'adresse à Dieu, on choisit de s'exposer à la possibilité d'une non-réponse. Il se pourrait que Dieu n'existe pas, mais il se pourrait aussi qu'il nous abandonne, qu'il se désintéresse de l'alliance. Et pourtant l'appel insiste dans la langue, malgré la crainte, l'angoisse, la peur de la folie. Si Dieu sortait de son silence en disant "Je suis rien", s'il n'y avait plus de garantie que le langage ait un sens, s'il était réduit à des expressions toutes faites, des phrases creuses, des simulacres de noms, alors plus rien ne serait à venir, l'avenir serait vidé. Le texte biblique envisage cette situation, quand la "voix de fin silence" vient au prophète Elie. Cette voix silencieuse qui écarte de la religion pose la question du politique, mais sans franchir l'abîme qui le sépare de l'éthique. Quand la présence de Dieu se manifeste comme "voix-silence" (oxymore impossible), alors, à l'extérieur de la grotte, d'autres urgences viennent au jour. Il faut d'autres réponses, plus politiques que religieuses - ce que la théologie négative n'envisage pas.

Du Shema Israel, Jacques Derrida retient l'exposition à l'échec. Cette prière performative suspend l'alliance à des actes de langage (témoignage, acquiescement, serment, promesse, engagement, commandement, alliance, signature, bénédiction) dont aucun n'est assuré. J'écoute, je suis là, et je suppose que toi aussi (Dieu) tu es là, présent (chekhina), prêt à parler et à répondre à l'événement. A travers ce nom, le fidèle s'adresse à une figure déjà là, qui emplit l'espace avant toute représentation. Mais cette figure qui écoute peut-être mais ne répond pas n'a pas d'autre substance que les actes de langage. Sans l'appel, l'acquiescement chaque fois unique de chaque fidèle, elle serait réduite à rien, l'alliance tomberait en ruine.

 

c. Esotérisme du nom de Dieu.

Comment ne pas parler de Dieu? se demande le théologien de la théologie négative. Ce dont il parle n'a pas d'image. On peut parler de son lieu, mais ce lieu marqué du sceau du secret est sans lieu. Tout en étant la condition de tout espace-temps, la source d'un don ou du don d'un don, il n'est pas déterminé à l'avance, pas déjà inscrit. Ne s'instituant que depuis l'avenir de ce qui est promis, il apparaît comme absurde, insensé, extravagant.

S'il faut, dans les sociétés ésotériques, soustraire le secret aux ignorants et aux profanes, s'il faut que la chose promise soit d'abord cachée, c'est pour faire croire que la chose n'est pas rien. En effet s'il n'y avait pas de secret, si le secret était vide, le simulacre ne servirait à rien. Pour maintenir le pouvoir de la parole, l'ésotérisme cacherait une absence de secret. Dans une communauté mystique, la parole pédagogique et mystagogique se retire devant ce vide. Elle y substitue une rhétorique, des symboles, des passions divines, des schibboleth; l'essence (la suressence) ou la beauté cachée du mystère. Ces voiles sont des boucliers politiques, des limites au partage social, inventés pour que le savoir reste indicible, inaccessible, intransmissible, interdit, réservé. Il n'y a pas de secret comme tel, mais il faut dénier cette négation. Telle serait la place du nom de Dieu en théologie négative : il ne pourrait se dire que dans la dénégation.

Ce que Derrida, dans ses textes, nomme Dieu (le Dieu derridien), ne peut se dire qu'en forme négative : sans Dieu, il n'y aurait pas... Pour le dire, il n'y ni témoin, ni voix, ni loi transcendante. Il peut se dire Yhvh ou Iahwé (le nom laissé par la tradition), un Iahwé dont la figure ne serait pas paternelle, mais féminine, un Iahwé inavouable qui serait pris dans une circulation infinie que rien ne pourrait interrompre, un Iahwé dont nul ne pourrait parler, pas même Derrida, qui serait lui aussi exclu de ce secret.

 

d. Le secret du secret (Abraham).

Un texte intitulé La littérature au secret - une filiation impossible, repris dans Donner la mort, commence par la phrase "Pardon de ne pas vouloir dire...". Cette phrase inachevée ou quasi-phrase, ou encore spectre de phrase, est une demande de pardon, une prière qui reste en suspens. Qui l'a énoncée ? Peut-être Abraham, Derrida ou un autre, ou la phrase elle-même, on n'en sait rien, elle est inscrite quelque part, laissée à l'abandon. A qui a-t-elle été adressée? On ne sait pas, peut-être le locuteur se l'adresse-t-il à lui-même. Pour garder le silence sur quoi? Quel est son référent? Pour qu'il y ait littérature, il faut que le sens et le contexte de cette phrase restent indéterminés. Elle déclenche un mouvement que rien ne peut arrêter. Abraham ne dit rien, à personne. Il demande pardon de ne pas dire, mais il ne dit pas. Dieu non plus ne dit rien, il ne parle pas, il garde le secret. "Il descend sur nous à la verticale comme la pluie, comme un météore. A moins qu'il ne descende en suspendant la descente, en interrompant le mouvement. Par exemple pour nous dire "Pardon de ne pas vouloir dire...". Non que Dieu lui-même dise cela, ou se rétracte ainsi, mais c'est peut-être ce que veut dire pour nous "le nom de Dieu"" (Donner la mort, p186). Il passe comme un météore, laissant une trace lumineuse dans l'atmosphère, puis disparaît. De son passage, il ne nous reste que "le nom de Dieu" qui n'est pas un nom articulable que nous pourrions prononcer, mais une expression en quatre mots, la périphrase de l'imprononçable. Cette expression n'est plus un "Qui", mais un "Quoi", un objet, un concept auquel on ne peut pas s'adresser, le résultat linguistique de son retrait absolu.

Ce n'est pas qu'Abraham cherche à cacher quelque chose, c'est que son rapport absolument singulier à Dieu rend impossible ce vouloir dire. Ne pas pouvoir vouloir dire, ce serment qui engage Abraham à ne pas exposer ou rendre publique cette alliance, c'est le secret du secret, l'axiome absolu. On ne peut pas récuser cet axiome : Abraham est silencieux. Il ne sait pas ce qu'il ne dit pas, il n'en saura jamais rien. Il ne peut pas divulguer ce secret, car il est lui-même gardé par cet archi-secret qu'il garde : la raison pour laquelle le sacrifice de son fils lui est demandé. A cette alliance absolue, il ne peut pas désobéir. C'est donc à Dieu qu'il demande pardon de l'impardonnable.

L'épreuve d'Abraham porte sur la capacité à garder un secret, et même le secret du secret. En disant "Me voici", il se présente devant Dieu en tête-à-tête. Il fait un serment: notre alliance est unique, absolument singulière, on ne peut ni l'expliquer, ni la justifier auprès d'autrui. Si on pouvait la justifier, ce serait une question d'éthique, mais c'est une question de foi.. Quand il parle à Dieu, c'est à lui-même qu'il parle, et nul autre ne peut l'entendre. C'est ce secret, dont son fils Isaac est le témoin, qui le lie à Dieu. Il demande pardon pour cette fidélité qui est en même temps un crime, le mal radical - car en étant fidèle à cette foi jurée, il se rend infidèle à tout autre. De cette fidélité, il se sent infiniment coupable, et le fait qu'un bélier ait été substitué à son fils n'y change rien. Son repentir est abyssal. Il devrait demander pardon à ceux qu'il abandonne, à Isaac auquel il est sur le point de donner la mort mais aussi à tous les autres - car par cette fidélité singulière, il leur donne la mort aussi. Pourtant, en son for intérieur, c'est à Dieu qu'il demande pardon. Il ne sait pas pourquoi il agit ainsi, le secret est secret, c'est un secret pour lui-même, et l'expérience à l'égard de ce secret est elle-même secrète. Du secret lui-même, inavouable par essence, on ne peut rien dire, et de l'expérience, on ne peut dire qu'une chose : elle est secrète.

Dieu demande secrètement à Abraham de s'engager, et celui-ci répond immédiatement : "Me voici". Il ne peut pas y avoir d'hésitation, car il était déjà engagé, il avait déjà juré l'alliance, "en tête-à-tête, sans tiers", sans autre témoin que Dieu. Ce n'est pas une alliance entre un peuple et un Dieu comme celle qui sera proclamée au Sinaï, bien des générations plus tard, c'est une alliance entre deux singularités. Pourquoi sont-ils liés l'un à l'autre? On ne peut pas le dire, le secret de cette alliance est inconnu, mais on peut en parler : "Le secret du secret dont nous allons parler". "En parler", ce n'est ni proposer une interprétation supplémentaire, ni dévoiler quelque chose, c'est s'engager dans un tête-à-tête avec le texte, une alliance qui fasse émerger, sans le dire, performativement, le secret du secret. Et pour cela Derrida, dans un passage entre parenthèses, quitte la neutralité du texte philosophique pour parler en "je" et en "tu", en dialogue, d'abord à la place de Dieu, puis à la place du "nous", celle du théoricien. Si, dans un autre texte, il s'est nommé lui-même un autre Abraham, c'est pour marquer le secret de son alliance à lui. L'idée qu'il n'y a pas qu'un seul Abraham mais qu'il puisse toujours y en avoir un autre, c'est pour lui la pensée la plus ultimement juive : plus juive que juive, autrement juive, voire autre que juive ("Abraham, l'autre", in "Judéités" (Galilée), 2003, p42).

 

e. Ce dont il n'aura pas parlé (Jérusalem).

Son grand discours thématique sur la théologie négative qu'il a intitulé Comment ne pas parler, c'est à Jérusalem que Derrida l'aura tenu, en juin 1986. Nul hasard à cela. Il fallait que ce soit à Jérusalem car c'était le lieu dont il ne dirait rien, le lieu où la trace de ce dont il se sent le plus proche, le Juif, l'Arabe, ne pouvait être abordée que négativement. Voici le début de sa conférence :

"Avant même de commencer à préparer cette conférence, je savais que je souhaitais parler de la "trace" dans son rapport à ce qu'on appelle, parfois abusivement, la "théologie négative". Plus précisément, je savais que je devrais le faire à Jérusalem. Mais qu'en est-il ici d'un tel devoir? Et quand je dis que je savais devoir le faire avant même le premier mot de cette conférence, je nomme déjà une singulière antériorité du devoir - un devoir avant le premier mot, est-ce possible? - qu'on aurait du mal à situer et qui sera peut-être aujourd'hui mon thème" (Comment ne pas parler, in Psyché 2, p145).

Plus loin il écrit : "Quoi de la théologie négative et de ses fantômes dans une tradition de pensée qui ne serait ni grecque, ni chrétienne? Autrement dit quoi des pensées juive et arabe à cet égard? Par exemple, et dans tout ce que je dirai, un certain vide, le lieu d'un désert intérieur laissera peut-être cette question résonner. Les trois paradigmes que je devrai trop vite situer (or un paradigme est souvent un modèle de construction) entoureront un espace de résonance dont il ne sera jamais rien dit, presque rien" (ibid p170).

Et encore plus loin : "J'avais donc décidé de ne pas parler de la négativité ou des mouvements apophatiques dans les traditions juive ou arabe. Par exemple. Laisser vide cette place immense, et surtout ce qui peut y lier tel nom de Dieu au nom du Lieu, rester ainsi sur le parvis, n'était-ce pas une apophase aussi conséquente que possible? Ce dont on ne peut parler, ne vaut-il pas mieux le taire? Je vous laisse répondre à cette question. Elle est toujours livrée à l'autre" (ibid p190).

Et encore encore plus loin : "Cela pour ne rien dire, une fois encore, des mystiques ou des théologies de tradition juive, arabe ou autre" (ibid p193).

En ce lieu, donc, Jérusalem, il y a ce dont il ne parle pas : l'expérience du secret absolu, là où commence la déconstruction; et il y a ce dont il parle : la théologie négative. Il savait depuis longtemps que le jour où il irait à Jérusalem, il faudrait qu'il en parle. Pourquoi? Il ne le dit pas, mais cela a rapport avec le lieu, l'avoir lieu. Il y a dans le nom de Jérusalem une promesse, dont les théologiens de la théologie négative n'ont pas cessé de parler. C'est peut-être cela qui l'a conduit, malgré lui, à en parler "l'an prochain à Jérusalem". Quelle promesse? Pas de dire, mais au contraire une promesse de silence, la promesse de taire ce qu'on ne peut dire. Cela conduisait, pour ces théologiens, à l'union mystique, mais pour Derrida, cela conduit à autre chose : au rien, à la cendre.

Il insiste donc, il ajoute des guillemets, il répète, il nous conduit par la main vers ce qu'il a à ne pas dire, ce dont il a à ne pas parler - tout en parlant de trois autres traditions, la grecque (la Khôra de Platon, ce n'est quand même pas n'importe quelle tradition gecque), la chrétienne (Denys l'Aéropagite, Maître Eckart), et l'heideggerienne (l'être raturé, barré) - comme si ce dernier était une tradition à lui tout seul. Il se défend de se ranger sous la bannière de la théologie négative, mais affirme, clairement, le lieu apophatique qui lui est le plus proche. Quel est ce lieu? Il le situe explicitement dans une note : "Mais si je devais un jour me raconter, rien dans ce récit ne commencerait à parler de la chose même si je ne butais sur ce fait : je n'ai encore jamais pu, faute de capacité, de compétence ou d'auto-autorisation, parler de ce que ma naissance, comme on dit, aurait dû me donner de plus proche : le Juif, l'Arabe" (ibid p170).

Ce texte apparemment général, théorique, est donc, malgré l'évidence, autobiographique. C'est même, dit-il, "le discours le plus "autobiographique" que j'aie jamais risqué". Quand on a lu ses autres discours dits autobiographiques, de Circonfession aux Mémoires d'aveugle, on s'interroge. Comment peut-il y avoir plus autobiographique, encore plus autobiographique, que cela? Ce qui lui est le plus proche, c'est un devoir, la singulière antériorité d'un devoir dont il choisit de ne "rien" dire, comme dans la théologie négative, à titre peut-être de pédagogie, comme il l'explique à propos de Maître Eckart, ou pour une autre raison dont il ne devrait pas pouvoir parler directement. Mais pourquoi est-ce, précisément, à Jérusalem qu'il doit tenir ce discours ? Il ne l'explique pas, mais l'on peut supposer que ce lieu du sacrifice d'Isaac et de l'échelle de Jacob, dont son propre prénom, Jacques [Jacob - Isaac], est la combinaison, est en rapport avec ce qui lui est le plus proche, et dont il tient à ne rien dire. C'est sa façon à lui, de mettre en oeuvre la théologie négative.

 

f. Œuvrer.

S'il a peu parlé de la Shoah, s'il n'a rien voulu en dire qui ressemble à une interprétation, c'est peut-être aussi pour cela : de l'expérience extrême d'un deuil impossible, on ne peut pas parler. On ne peut rien en dire, mais on peut œuvrer. Comment l'oeuvre peut-elle communiquer avec la trace? De manière apophatique, en ne parlant pas de ce dont elle parle - ce qui suffit pour qu'un événement ait lieu. L'oeuvre garde la trace d'un événement plus vieux qu'elle, dont elle évite de parler. Quelle qu'en soit la forme (discours, promesse, prière, louange, célébration), il faut qu'elle commence par une adresse à ce lieu, qui est sa cause (et qu'on peut nommer Dieu).

"Cet événement toujours présupposé, cet avoir-eu lieu singulier, c'est aussi, pour toute lecture, toute interprétation, toute poétique, toute critique littéraire, ce qu'on appelle couramment l'œuvre : au moins le déjà-là d'une phrase, la trace d'une phrase dont la singularité devrait rester irréductible et la référence indispensable dans un idiome donné. Une trace a eu lieu. Même si l'idiomaticité doit nécessairement se perdre ou se laisser contaminer par la répétition qui lui confère un code et une intelligibilité, mais si elle n'arrive qu'à s'effacer, si elle n'advient qu'en s'effaçant, l'effacement aura eu lieu, fût-il de cendre. Il y a là cendre. Ce que je viens d'évoquer à l'instant semble ne concerner que l'expérience finie d'œuvres finies. Mais la structure de la trace étant en général la possibilité même d'une expérience de la finitude, la distinction entre une cause finie et une cause infinie de la trace paraît ici, osons le dire, secondaire" (ibid p168).

 

IV. INCONDITIONNALITÉ.

a. Post-scriptum.

Jacques Derrida a donné à son texte Sauf le nom le sous-titre Post-Scriptum. Ce titre second, qui était au départ le premier, ne renvoie pas à sa position - car tout texte vient après d'autres, tout texte peut être lu comme un P-S -, mais au post-scriptum comme tel, un concept ou quasi-concept pour lequel il emploie, dès les premières pages, les grands mots: originel, irréductible, nécessaire. Avec ce sous-titre, Derrida fait entendre que ce texte est, lui aussi, entièrement, en excès, en supplément, dans une position analogue à celle qu'il avait explicitée à propos d'un autre texte, Au-delà du principe de plaisir (Freud). Avant toute chose, en secret, un post-scriptum est déjà là. C'est quoi? Rien. Un désert, une aporie, un lieu où il est impossible d'aller, auquel la tradition a donné divers noms : Babel (juifs), Khôra (grecs), Dieu (chrétiens). Ce lieu singulier, indéconstructible, inviolable, absolument inaccessible, naît de rien, tend vers le rien et ne vient qu'après-coup, en excès, en surenchère. Le vrai post-scriptum n'est pas une réponse comme celle qu'on pourrait faire à des interlocuteurs, ce n'est pas une note supplémentaire à la fin d'un livre ou d'une lettre, c'est un devenir-ami qui est aussi un devenir-écriture et un devenir à l'être.

L'auteur de théologie négative se confesse. En produisant un témoignage public, il s'adresse à un lecteur, il laisse une trace pour l'initié à venir qui l'entendra, l'interprétera. Cette structure n'est pas seulement impliquée par l'adresse à Dieu, elle l'est aussi, plus généralement, par le mouvement de la langue, y compris la langue courante. Il y a, dans le langage même, une injonction à passer par-dessus bord, un mouvement vers l'au-delà de l'être. Laisser jouer l'espacement, le retard, l'éloignement, c'est déjà rompre avec le contrat social. La théologie négative s'appuie sur cette structure pour inviter à se rendre, par la lecture, au-delà de la lecture. Elle ne prescrit pas seulement de lire, mais d'écrire derrière l'écrit, en un lieu dont rien n'a encore été dit. Ce mouvement, indissociable du caractère nominatif du langage, trouve son acmé, son hyperbole paradoxale, dans le nom de Dieu. Jacques Derrida choisit de le contresigner, en après-coup.

 

b. Le "Il faut" exemplaire de la théologie négative.

Une trace inouïe nous est donnée dont il est impossible de parler, mais à laquelle il faut s'adresser. Nous ne sommes pas réduits au silence, au contraire : nous devons appeler cette trace, nous devons en parler. C'est une injonction qui a toujours déjà eu lieu. Elle ne promet rien, mais la promesse s'inscrit dans le corps de la langue. Citation : "C'est la nature de ce "il faut" qui importera ici : il inscrit l'injonction du silence dans l'ordre ou la promesse d'un "il faut parler", "il faut - ne pas éviter de parler" - ou plutôt "il faut qu'il y ait de la trace". Non, "il faut qu'il y ait eu de la trace" (dans un passé immémorial et c'est à cause de cette amnésie qu'il faut le "il faut" de la trace); mais aussi il faut (dès maintenant, il faudra, le "il faut" vaut toujours aussi pour l'avenir) que dans le futur il y ait eu de la trace" (Comment ne pas parler, in Psyché Inventions de l'autre II, p153-154).

Reprenons :

b1. Le langage (un langage d'avant le langage) a commencé sans nous, en nous, avant nous, dans un passé immémorable, archi-originaire, qui n'a jamais été présent. Avant tout "je", avant toute signature ou contresignature, cette trace aura rendu possible la parole, et aussi l'engagement et la promesse. C'est ce que la théologie appelle Dieu.

b2. "Il faut parler". C'est une injonction venue du passé, que nous ne pouvons pas dénier, car même si nous la dénions, nous ne pourrions la dénier autrement qu'en parlant. Cette dictée, "il faut parler", est un engagement inconditionnel, auquel on ne peut pas se soustraire.

b3. Mais d'autre part cette trace qui s'est effacée, qui n'arrive qu'à s'effacer, on ne peut que la dénier (car elle a disparu). Elle n'appartient ni à l'histoire, ni au discours. Elle nous provoque dans un engagement dissymétrique qui ne nous engage pas vis-à-vis d'une personne, mais à l'égard d'un vide, d'un rien.

b4. Et justement parce que cette trace n'est pas présente, j'en suis responsable. Au sens du discours courant, je ne peux pas en parler, mais je dois quand même la confirmer, l'affirmer. Je dois m'adresser à elle. Comment? Par la prière, la louange, le désir ou les larmes, par l'écriture, et aussi par ce que je vais nommer plus loin, dans ma conclusion, l'"ultra-archi-éthique".

L'opération derridienne, commencée dès ses premiers textes, c'est de séparer ce "Il faut" de toute détermination. Il y a le "Il faut" grec, platonicien ou aristotélicien, le "Il faut" juif, le "Il faut" chrétien, le "Il faut" des Lumières ou de Kant, le "Il faut" de la foi (Kierkegaard), etc., mais ce qui l'intéresse, lui, c'est le "Il faut" d'avant tous ceux là, le "Il faut" auquel il aura fallu acquiescer pour accéder à tous les autres. Il trouve dans la théologie négative un point d'appui pour le formaliser. Il faut aller en ce lieu sans aucune qualité, aucune détermination a priori, aucun contenu. Il faut de la manière la plus formelle, la plus radicale, la plus passionnelle (au sens fort du mot passion), sans tenir compte d'aucun lien social, d'aucune économie, d'aucune responsabilité, se rendre en ce lieu inaccessible, et pour cela, il faut en passer par la nomination du rien. C'est la problématique du nom de Dieu qui fait la singularité, voire l'exemplarité, de la théologie négative, dans le prolongement du chemin platonicien vers le bien. Citation : "Et le "il faut" (le meilleur) est aussi un exemple pour tous les "il faut" qu'il y a et qu'il peut y avoir" (Sauf le nom p96). Ce "Il faut" sans contenu, en tension vers l'au-delà de l'être, est l'exemple de tous les "Il faut".

C'est ici qu'il faut tenir compte de l'ambiguité du titre d'un des principaux ouvrages derridiens sur la théologie négative, Sauf le nom. Ce nom, le nom de Dieu, c'est une extériorité, une exception. Il se retire de là où il est supposé être (premier sens du mot "sauf" en français). Mais il y a un deuxième sens qui contient une obligation, un commandement : il faut que ce nom soit sauf, il faut le sauver. Sauver quoi? Sauver le désert, l'aporie. Et pourquoi? Selon Angelus Silesius, La rose est sans pourquoi, mais selon Derrida, mieux vaut s'abandonner à l'aporie, au retrait, ne pas se figer dans une structure. Ce que Derrida retient de la théologie négative, c'est qu'en désirant sauver un nom sans référent qui nomme le rien, le retrait, la kénose, il ne reste que le Il faut de Il faut le nom. Il faut... quoi? Un nom sans contenu. Il faut préserver le Il faut, et il faut aussi préserver l'ouverture à venir du Il faut, le rien. Le titre, Sauf le nom, recouvre cette paradoxalité : sauver ce qui tient lieu de nom de Dieu dans la théologie négative, c'est témoigner de l'indétermination du réceptacle, c'est préserver l'ouverture de l'avenir, l'à-venir.

Angelus Silesius croit que Dieu n'est rien, qu'il ne donne rien, sauf son nom. L'impératif, c'est de sauver ce mouvement, cette déclaration performative, cette férence. Et pour cela, rien de mieux qu'une autre déclaration performative : un post-scriptum, le post-scriptum derridien du laisser-être au-delà de l'être. Jacques Derrida croit qu'une déclaration, une nomination, ça produit de l'effet. Ça oblige, et quand l'obligation porte sur le lieu le plus aporétique, ça oblige à l'impossible, au plus impossible.

 

c. Du "Il faut" aux principes inconditionnels.

Sauf le nom se termine par un renvoi à la démocratie à venir, cette khôra du politique d'avant toute détermination, cet espacement qui ne peut se dire qu'à travers ses apories. Ce qui intéresse Derrida dans cette tradition de pensée, c'est qu'elle puisse aujourd'hui conduire à une "politique", un"droit", une "morale" - tout en prenant la précaution de mettre ces mots entre guillemets, car en ce lieu (ce lieu impossible), il faudrait trouver d'autres mots. Ce que nous connaissons sous les noms de politique, droit ou morale, ce sont des situations transactionnelles, déterminées ou conditionnées par un système socio-logocentrique. Or, avec le "Il faut" derridien, il s'agit d'autre chose, il s'agit d'un acte absolument inconditionnel : nommer, au-delà de l'être, des principes qui n'ont ni sens, ni référent. Un principe n'est pas démontrable. C'est une affirmation, un axiome auquel nous avons déjà acquiescé. D'un côté on ne l'invente pas, il est déjà dans la langue, il l'a toujours été, avant même son énonciation, mais d'un autre côté, un principe inconditionnel n'est rien. C'est en nommant ce rien, en l'énonçant, qu'on transforme le rapport que nous pouvons avoir à un champ, une expérience, un geste.

Dans ce que Derrida dit du principe inconditionnel en général, on peut retrouver ce qui aura été dit de la théologie négative. Ne trouvant sa source qu'en lui-même, il ne dépend d'aucune condition - ni "objective", ni "subjective", ni politique ni juridique. Sa validité n'est en aucune façon suspendue à un contexte qui rendrait son effectuation possible. Elle ne se décide pas. Quand elle arrive, elle perturbe l'ordre des causalités. C'est un saut, un passage, une transcendance, une structure étrange où rien n'est programmé, attendu, qui se présente comme une interruption sans motif, un désordre inexplicable, un supplément qui semble venir de nulle part, une écriture singulière. Il commande de faire l'impossible, mais jamais on ne peut le mettre en œuvre comme tel. Il oblige chacun à reconnaître sa finitude, à faire l'aveu d'une impossibilité. Mais comme la tâche est irrécusable et la responsabilité infinie, et comme on ne peut pas s'y soustraire, il faut, inconditionnellement, demander pardon.

Pour déployer cette thématique de l'inconditionnalité, Derrida s'appuie sur Lévinas qui aura, dit-il, obligé à penser d'une autre manière l'obligation du "Il faut". Il souscrit à cette autre manière qui est n'est pas un thème parmi d'autres, mais un passage obligé dans le mouvement de son œuvre. Mon hypothèse, c'est que la théologie négative pourrait être un chemin privilégié pour formaliser cette matrice. Il reste à mettre à l'épreuve cette hypothèse.

 

CONCLUSION : Une "ultra-archi-éthique" ?

On peut comparer le Il faut inconditionnel derridien à l'acte performatif de la théologie négative. Comme Dieu, la responsabilité ou la liberté viennent à l'existence par un acte de nomination qui déborde les ressources de la langue et du lien social. Pour que ces principes soient nommés, il aura fallu y avoir déjà acquiescé. Les principes inconditionnels ne renvoient à aucune qualité déterminée, aucun sens ni référent préétablis. Ils n'ont ni existence, ni essence, ni être. Ce ne sont même pas des concepts, mais des quasi-concepts invérifiables, incalculables. Ils sont indescriptibles, mais sans eux aucune stratégie ne peut ouvrir la problématique d'une autre éthique, l'éthique même.

 

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Propositions

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En allant toujours plus loin, la théologie apophatique témoigne du plus intense désir de Dieu

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La passion, c'est la décision irresponsable d'aller au-delà du présent de l'être; elle laisse une blessure, une cicatrice en ce lieu où l'impossible a lieu

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La différance relève d'une théologie négative, irréductible à toute réappropriation ontologique, théologique ou philosophique

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L'apophatique derridienne n'est pas une théologie négative, car la réappropriation du "rien" ne peut qu'échouer

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La déconstruction n'est pas une méthode : elle est l'ouverture d'une question, un style, c'est-à-dire rien

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La déconstruction partage avec la théologie négative l'expérience de la possibilité (impossible) de l'impossible, du plus impossible

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La déconstruction commence avec la possibilité d'une expérience de secret absolu dont, en tant que telle, elle n'a rien à dire

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A l'origine de toutes les différences, ouvertures et failles, le mouvement actif de la différance est différé, refermé, suturé

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Déjà, originellement, en secret, un post-scriptum irréductible aura laissé toute chose - sauf le nom : Babel, Khôra, théologie négative, ou déconstruction

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Avant nous, "il aura fallu parler"; mais de la trace de cette nécessité, de cette injonction immémoriale qui n'arrive qu'à s'effacer, "il ne faut pas parler"

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Même si l'on parle pour ne rien dire, même si le discours est négatif, s'il n'a ni sens ni référent, s'il est sans lieu : il a lieu, il est la trace d'un événement qui l'aura rendu possible

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Toute phrase négative est déjà hantée par Dieu ou par le nom de Dieu, qui nomme l'hétérogène, l'incommensurable, ce sans quoi l'on ne saurait rendre compte d'aucune négativité

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Pour toute oeuvre, un événement singulier est présupposé : une trace qui n'advient qu'en s'effaçant, n'arrive irréductiblement, dans son idiome, qu'à devenir cendre

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Il n'y a pas de "premier" oui, le oui est déjà une réponse, un appel qui ne peut s'entendre lui-même que depuis la promesse d'une réponse

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Pour le croyant ou pour l'incroyant, nommer Dieu est toujours un acte de foi, une expérience qui en appelle à l'unicité, à l'absence

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La théologie négative ne peut échapper à la rhétorique du renoncement au savoir que par la prière, l'apostrophe, l'adresse à l'autre, à un "toi"

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La pure prière s'adresse à l'autre comme autre en ne lui demandant rien d'autre que de donner la promesse de sa présence - sans avoir à le déterminer ou le qualifier

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Si la prière pouvait être une expérience purement pure du rapport au rien, au néant, il n'y aurait pas d'écriture; mais faute de cette expérience, "il faut écrire"

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Avec l'à-Dieu, Lévinas donne à la langue française la chance de saluer silencieusement l'autre en tant qu'il n'est pas, qu'il appelle depuis l'au-delà de l'être

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J'ai passé ma vie à enseigner pour enfin revenir à ce qui mêle au sang la prière et les larmes

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On ne connait ni le sens, ni le référent du nom "mort"; pour ce nom comme pour le nom "Dieu", un sens, non questionné, est présupposé par le discours

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Il faut, aujourd'hui, une hospitalité qui s'adresse à un Dieu qui puisse ne pas exister, nous abandonner, se désintéresser de l'alliance, s'exempter d'amour ou de désir envers nous

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Par définition, il faut que les énoncés de la théologie négative se vident : ils gardent le vide et se gardent du vide, en kénose du discours

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Sans passage assuré, sans route frayée ou fiable, le désert est une figure de l'aporie, et aussi l'autre nom du désir

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Dans n'importe quel amour, on peut reconnaître la création définie comme retrait, kénose, renoncement, délaissement ou production expropriante

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Une "voix de fin silence" vient au prophète Elie. Puis (une autre voix) : "Qu'as-tu à faire, toi, ici? - Va"; ce silence vient à nous depuis l'abîme entre éthique et politique

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Entre éthique et politique, nous parlons depuis un silence qui nous expose à la non-réponse de l'autre : césure intime, contradiction interne au Dire, ContraDiction

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Le nom donné au-delà de l'être n'appartient ni à celui qui donne ni à celui qui reçoit - telle est l'essence ou l'inessence du don

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Tourné vers le secret de sa non-manifestation, l'athéisme témoigne d'un insatiable désir de Dieu, mais il peut aussi rester radicalement étranger à tout désir

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["Sans" et "pas sans" sont les mots les plus difficiles à dire et à entendre, les plus impensables ou les plus impossibles]

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Double bind de la théologie négative : son autorité lui vient de son désir de dire, par sa bouche et d'une voix juste, le propre de Dieu - qui consiste à n'avoir rien en propre

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Le secret de l'alliance, c'est qu'il n'y a pas de secret comme tel : il ne peut apparaître que par une dénégation essentielle, originaire, du partage

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On ne peut exercer une responsabilité - ou une décision, une morale, une politique - qu'en forme négative (sans X, il n'y aurait pas Y), sans règle générale

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Le Dieu derridien : ni témoin, ni voix, ni loi transcendante, ni présence immanente, ce serait une figure féminine de Yhvh qui, sans rien dire, circulerait entre les inavouables

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Les énoncés de la théologie négative, vides de toute plénitude intuitive, sont répétables, formalisables, transmissibles et, en principe, traductibles sans limite

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La théologie négative adresse à l'ami l'injonction ultime : il faut qu'en naissant de rien et en tendant vers le rien, il vienne à l'être, il se fasse écriture

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Par sentence, affirmation, déclaration, la voix blanche de l'apophase consiste à aller toujours plus loin qu'il n'est raisonnablement permis

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Axiome : "Il n'y a que du bord dans le langage"

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La théologie négative, cet idiome qui est aussi un langage, met à l'épreuve les limites constatives du langage; elle garde leur raréfaction, elle l'archive et l'institutionnalise

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Dieu a lieu en un lieu sans être et sans lieu, un lieu qui n'est pas Dieu, une atopique inintelligible, insensée, folle

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Le nom de Dieu, qui produit le dehors, se conjugue avec une passion du lieu : se rendre dans le nom au-delà du nom, là où il est impossible d'aller

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La théologie négative prescrit un "Il faut" exemplaire de tous les "Il faut" : dans le langage et sur le langage, dans le nom et au-delà du nom, il tend vers l'au-delà de l'être

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Le nom de Dieu peut nommer l'être dans sa présence absolue, ou la négation absolue de toute présence finie dans l'être

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Le nom de Dieu invite à deux expériences absolument étrangères du lieu : la parole divine créatrice (vococentrisme) / un lieu plus ancien : Khôra (au-delà de l'être)

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["Sauf le nom" : Il faut sauver le nom (de Dieu) pour se rendre, au-delà de l'être, en ce lieu "post-scriptum" qui s'abandonne à l'aporie]

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Blanchot ne cède pas à la théologie négative : il répond au rien par une parole adressée à l'inconnu, un "projet d'écrire"

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La "démocratie à venir" est comme la khôra du politique : un espacement d'avant toute détermination, qui ne peut se dire qu'à travers les apories de la théologie négative

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De la possibilité de la théologie négative, on peut aujourd'hui déduire une "politique", un "droit", une "morale" - un laisser-être qui oblige à mettre ces mots entre guillemets

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Marrane égaré en des lieux désertés par Dieu, où il n'y a plus personne, sans savoir ni certitude, Jacques ou "Jacob" Derrida hérite de prières sans destination assurée

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Qui prie ou demande pardon s'adresse à un Qui - un autre, un Dieu -, mais celui-ci s'efface et se rétracte en un Quoi indicible, imprononçable, comme le nom de Dieu

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L'amitié n'est jamais une donnée présente; son discours d'attente, de promesse, d'engagement, de prière, porte en ce lieu où une responsabilité ouvre à l'avenir

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Dans une prière se mêlent un rituel codifié, énoncé dans le langage commun, et une adresse absolument singulière, secrète, idiomatique et intraduisible, à un "Qui" indéterminé

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Ce qui arrive avec la prière quand, dans le désert, elle intègre l'incalculable dans le calcul, est de l'ordre de la bénédiction

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La prière suppose une suspension (epokhè) de la certitude, du savoir, de l'économie, du calcul - au nom de la croyance

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L'un des aspects de la sanctification du Nom de Dieu dans la tradition juive, c'est que pendant les rites, le prêtre reste toujours silencieux, absolument muet

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Dans la prière poétique s'annonce l'essence de la bénédiction : en s'adressant à un reste, une cendre, c'est l'expérience de l'incinération de la date, consumée dès le commencement

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Comme la bénédiction, la prière se tient au-delà du vrai et du faux; elle appartient au régime originaire de la foi testimoniale

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La sécularisation traduit la peur de répondre à l'appel d'une langue sacrée, l'effroi devant cette folie d'un Dieu qui, sans rien dire ou disant "Je suis rien", sortirait de son silence

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Déclaration de Jacques Derrida : "Je dois, à Jérusalem, parler de la trace dans son rapport à la théologie négative - mais sans rien dire du plus proche : le Juif, l'Arabe"

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De la Shoah, on ne peut parler qu'en silence, sans en parler, dans l'expérience extrême d'un deuil impossible

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L'épreuve d'Abraham porte sur sa capacité à garder un secret au moment des pires sacrifices : donner la mort à son fils, renoncer à la promesse d'avenir qui lui a été faite

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"Pardon de ne pas vouloir dire...", cette phrase qu'on ne peut pas arrêter, c'est l'épreuve d'Abraham et aussi celle de la littérature

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Le secret du secret, c'est le respect de l'absolue singularité, la séparation infinie de ce qui me lie à l'unique

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Le Shema Israel est l'acte de parole, chaque fois unique, qui suspend l'alliance à un événement incalculable

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Il faut bien, au commencement, quelque coup de téléphone : "Allô, j'écoute, je suis là, présent, prêt à parler et à répondre" - comme dans le "Shema Israel"

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A travers la figure du dieu juif (lui en moi), ma prière s'adresse à une présence divine ou chekhina (elle en moi) qui emplit l'espace dans lequel mon athéisme peut se déplacer

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D'un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie (Jacques Derrida, 1983) [DUTA]

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Psyché, Inventions de l'autre (tome 1) (Jacques Derrida, 1987, édition revue et modifiée en 1998) [Psyche1]

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["Il faut sauver le nom, au-delà de l'être", laisse entendre Derrida dans son triple essai sur le nom (1987-1993)]

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Negative Theology as Jewish Modernity (Ed. Michael Fagenblat, 2017) [NTJM]

 


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