Derrida
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TABLE des MATIERES :

                            NIVEAUX DE SENS :

 DERRIDEX

Index des termes

de l'oeuvre

de Jacques Derrida

Un seul mot - ou un syntagme.

         
   
Derrida, la tour de Babel                     Derrida, la tour de Babel
Sources (*) : La pensée derridienne : ce qui s'en restitue               La pensée derridienne : ce qui s'en restitue
Pierre Delain - "Les mots de Jacques Derrida", Ed : Guilgal, 2004-2017, Page créée le 1er juillet 2010 Derrida, la Torah

[Derrida, la Tour de Babel]

Derrida, la Torah Autres renvois :
   

Derrida, la traduction

   

Derrida, la torah

   

Derrida, la colonne

Derrida, sa Cabale cachée Derrida, sa Cabale cachée

Derrida, la langue

Orlolivre : comment ne pas babéliser?               Orlolivre : comment ne pas babéliser?    
                       

Jacques Derrida s'est intéressé très tôt aux neuf versets du texte biblique qui racontent l'histoire de la Tour de Babel (Genèse 11). Il y renvoie, par exemple, dans La Dissémination (première version publiée en 1969) où il est question d'une colonne phallique transparente, réfléchissante ou dans Glas (1974). À partir de la fin des années 1970, les analyses se font plus précises et détaillées, comme en témoigne la discussion qui s'est tenue à Montréal en octobre 1979, publiée sous le titre L'oreille de l'autre, puis D'un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, une conférence prononcée pour la première fois en juillet 1980. Après un temps de latence, où le sujet était probablement abordé dans ses cours et conférences, il propose une synthèse sous le titre Des tours de Babel, un texte qu'il fait publier deux fois en 1985, l'une en français et l'autre en version bilingue, ce qui montre l'importance qu'il y attachait. Ce texte entrelace plusieurs thématiques à partir desquelles d'autres développements de l'œuvre ultérieure vont se déployer. Certaines remarques faites dès 1984 dans Ulysse gramophone à propos de Joyce, qui seront publiées dans un ouvrage collectif intitulé Genèse de Babel en 1985, y sont étroitement apparentés.

 

1. Pour Derrida, un texte unique.

Le récit de la Tour de Babel (Gn 11:1-9, voir ici la traduction de Marc de Launay), occupe dans l'Ancien Testament et aussi chez Jacques Derrida une place particulière, singulière, unique. Ce court texte de neuf versets, une vingtaine de lignes au début du chapitre XI de la Genèse, qui est aussi un acte de langage (Sur quoi il crie son nom, Babel, oui, là, Yhvh a mêlé la lèvre de toute la terre, et de là Yhvh les a dispersés sur les faces de toute la terre, dans la traduction Chouraqui), ne serait pas comme les autres. Il ne se distinguerait pas seulement des autres récits bibliques, il se distinguerait de tous les autres récits, de tous les autres textes. Ce serait le plus poétique, le plus originaire des récits. Il ne dirait pas seulement que la multiplicité des langues est irréductible, il affirmerait l'impossibilité d'achever quelque chose qui serait un système, une construction architecturale, un ordre cohérent, unitaire, une expression transparente ou adéquate. Avec lui s'énoncerait la limite, le modèle pur de toute écriture en tant qu'elle appelle la lecture, la dette, le devoir de traduire. Il y aurait du Babel partout, chaque fois qu'il y a de la littérature, de la poésie, de l'œuvre, du nom propre, ça sacraliserait, ça produirait de l'original, du texte sacré, et aussi une multiplicité de traductions toutes différentes les unes des autres. Construire, c'est traduire, et si toute traduction est inadéquate et incomplète, alors dans le texte même, dans la structure, dans le système, ça déconstruit.

 

2. Une interruption dans la lignée des Sémites.

Dans le récit biblique, l'histoire de la Tour est étrangement intercalée dans une longue série de noms, une liste généalogique qui commence au chapitre X et se poursuit dans les 23 versets suivants du chapitre XI. Au milieu de cette généalogie, elle opère comme un hiatus, un arrêt, une béance. Pourquoi avoir placé là ce récit si différent du reste? Ce n'est certainement pas un hasard ni une erreur. Le texte commence par mentionner les généalogies des trois fils de Noé, déjà différenciées (Yaphet, Cham et Shem ou Sem, ancêtre des sémites), puis soudain l'on parle de la Tour, puis l'on revient à la descendance abrahamique de Shem. Que s'est-il passé ? Dans la lignée issue du déluge, on se contente de la langue courante, tandis que dans la lignée abrahamique, la langue courante ne se suffit plus à elle-même, elle est hantée par une autre langue qui n'est pas faite de mots, mais de noms. Entre les deux, il y aura la rupture babélienne, cette rupture dans la lignée des Sémites qui résonne avec la biographie personnelle de Jacques Derrida, sa brisure généalogique à lui - car :

- à l'intérieur de son œuvre, les mentions "Babel" ou "Nemrod" (qui vont ensemble) viennent couper le texte (cf : La Dissémination pp414-415, Glas pp48a-49s, La Carte postale p13, D'un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie p10, Schibboleth pp52-4, Ulysse gramophone en de nombreux endroits, et aussi le recueil Psyché, Inventions de l'autre, tome 1 (pp201-236), et même les débats de L'Oreille de l'autre (pp134-139), en tous ces lieux se trouve intercalé un texte sur la Tour de Babel.

- il multiplie dans son œuvre les insertions, les ruptures babéliennes.

Le nom Babel appartient-il à la langue hébraïque? Oui et non. Babel (nom propre) se dit Babel dans cette langue (sans traduction), et aussi dans les autres langues. Il n'appartient pas à une langue, mais à plus d'une langue, et même à toutes les langues. De même Dieu-Babel n'appartient pas à un peuple (les Sémites), même si ce peuple se considère comme porteur d'un universel. En clamant Babel, d'un seul coup, Dieu impose la traduction, il empêche tout impérialisme linguistique. Dans cette scène d'endettement généalogique, les Hébreux doivent renoncer, en même temps, à la transparence pacifique du monde et à une généalogie unique; ils doivent renoncer à la violence qu'ils auraient voulu exercer et à la suprématie de leur langue. Dieu n'a pas à se justifier pour cela, c'est son désir. Il faut que les langues se disséminent, se déconstruisent. En se donnant à lui-même un autre nom, un nom divisé, Bab-El, il ouvre aux sémites une autre voie qui divise et démultiplie aussi leur nom : disschémination.

 

3. Ce qui est "à-traduire".

Pour qu'une traduction soit possible, il faut qu'il y ait entre les langues un élément commun, une affinité, une "origine" ou une visée commune qui permette la traduction. Selon Walter Benjamin (La tâche du traducteur, texte de 1923), cela suppose qu'il existe dans l'original une "teneur" authentique, une pure signification, vis-à-vis de laquelle le traducteur se reconnaît une dette. Benjamin nomme cette teneur "langue de la vérité", ou "langage pur". Dans l'idiome derridien, le traducteur doit restituer, faire mûrir la semence de ce qui est "à-traduire". La survie de l'œuvre dépend de cet acte incertain, sans fondement sûr. En mariant deux langues, en les complétant l'une par l'autre, en les ajointant, le traducteur promet un événement : l'émergence d'un facteur d'unité qui viendrait se substituer à la langue initiale perdue. Ce facteur d'unité n'est ni une langue universelle, ni une langue naturelle, mais l'étrange affinité qui fait que toutes les langues sont parentes, qu'elles se rapportent l'une à l'autre sur un mode inouï. Les langues se croisent et se supplémentent, chacune donne à l'autre ce qui lui manque. Il y a du messianisme dans ce processus : la traduction annonce la survie des oeuvres pour l'éternité, une regénérescence perpétuelle. Elle rend présent ce qui est absent, nous met en rapport avec le véritable langage qui reste intraduisible, inconnu, inintelligible.

Qu'est-ce qui est "à traduire" dans un texte? De quoi s'agit-il dans ce que Jacques Derrida se résoud à désigner par ce néologisme, l'"à-traduire"? Du texte dans la langue originale? De l'original? De l'oeuvre authentique? Du corpus? D'une signification à restituer? D'un thème? D'un contenu? D'un énoncé? Rien de tout cela. Il s'agit d'une injonction venue de l'œuvre. Il est nécessaire, absolument nécessaire, de traduire. Cette demande vient de la structure même de l'original : un rapport de la vie à la survie, une exigence qui ne dépend pas de l'existence d'un traducteur mais tient à l'œuvre elle-même, un désir que Benjamin met en relation avec une pensée de Dieu - car seule une telle pensée pourrait garantir la correspondance entre les langages impliqués dans la traduction. Le traducteur n'ignore pas qu'il ne pourra jamais s'acquitter de cette dette, et pourtant, en situation d'héritier, de survivant dans une scène généalogique qui est aussi une scène d'amour, il traduit.

 

4. Une langue sacrée.

Pour nommer cette injonction, Derrida ne recule pas devant l'expression : texte sacré. S'il utilise ce mot à connotation religieuse tiré du premier verset du récit, sacré, c'est parce que la loi imposée par le nom Babel est indiscutable, irréductible. Dans le même temps, le texte interdit la traduction et prescrit cette tâche. L'essence d'un texte sacré, c'est qu'il appelle à un "à-traduire" qui reste, malgré les traductions, infiniment éloigné.

La langue dite sacrée serait une langue qui pourrait nommer toutes les singularités, tous les noms propres, une tâche impossible pour les langages courants, finis, composés de noms communs. Enfermés dans les langues quotidiennes, les humains (représentés dans le récit par les sémites post-babéliens), ont perdu le pouvoir de nommer. Il n'y a plus pour eux d'unité de la langue sacrée, mais une dissémination (disschémination). Quand Yhvh crie ce nom, Babel, qui nomme la confusion (babel / balal / babil), il nomme un lieu dangereux où peut s'entendre ce qui n'est jamais accessible ni audible dans la langue courante. En ce lieu chaque profération renvoie à l'absolument singulier, au tout autre. On peut nommer ce lieu la langue sainte, bien qu'il ne s'agisse pas d'une langue particulière, ni celle d'Adam ni celle d'une autre origine, quelle qu'elle soit. Là réside le pouvoir de nommer, de traduire, et aussi de passer d'une langue à l'autre. Ce lieu est nécessaire, sans quoi on ne pourrait pas traduire, mais c'est le lieu de l'intraduisible, le lieu où perdurent à la fois la dette et le devoir de traduire.

Avec Babel, c'est une autre alliance qui se met en place, où le rapport entre les langues n'est pas direct. Il passe par une traductibilité jamais complète. S'il n'était pas traduit, un texte sacré ne serait rien. Son sens ne s'épuisant pas dans sa profération, il est pure traductibilité ; mais il est aussi intraduisible.

 

5. Un coup de nom propre.

Dans le récit de la Genèse, Dieu clame le nom de Babel. Mais, de qui ou de quoi Babel est-il le nom? On peut le lire :

- comme le nom de la Tour ou de la ville où elle est construite (Babylone),

- comme le nom commun qui peut être traduit de l'hébreu ou du babylonien par confusion ou aussi, avec une majuscule, Confusion (nom propre). Plutôt que de détruire la Tour, Dieu choisit de confondre les humains, de leur déclarer la guerre. Ce nom qui divise et déconstruit, qui a la faculté de disperser les langues et les peuples, est une bénédiction et une malédiction, un remède et un poison. La Tour restant inachevée, on construit comme on traduit, c'est-à-dire en déconstruisant. Il faut traduire et ne pas traduire, il faut construire et déconstruire.

- comme le nom de Dieu lui-même (Bab-El), qui se lit aussi, "la porte de Dieu". Il clame la division, la confusion de son "propre" nom. Il se nomme d'un nom propre, qui est également un nom commun et un verbe. Ce nom, comme le tétragramme, on ne peut pas le prononcer, on ne peut pas le dire comme tel, on ne peut que le balbutier. Il signifie : impossible de prononcer mon nom.

- comme le nom de tous les noms. En lançant ce cri, Babel, Dieu signale que sa langue à lui est une langue faite uniquement de noms singuliers, une langue intransmissible, incommunicable. Les noms propres sont indissociables du nom de Dieu, Babel. Faits uniquement de lettres, ils attendent tout des traductions, tandis que la langue des hommes est une langue de mots porteuse de sens selon une sémiotique généralisable, formalisable. La construction de la Tour leur étant interdite, les humains ne peuvent traduire les noms qu'en les divisant.

Ce coup de nom propre (Dieu-Yhvh-Babel), performatif, ne laisse pas intact. En imposant l'arrêt de la construction, il fait jouer, en son nom (imprononçable), la différance. Le propre ne se distingue plus de l'impropre, ni le nom commun du nom propre. La confusion contamine tous les noms. Le Dieu de Babel [Yhvh] vous le dit : la place du père qui aurait voulu imposer une seule langue, une métalangue formelle et cohérente, est intenable. C'est un projet monstrueux de technicisation de toutes les langues. En tous cas ce n'est pas la sienne. En donnant un nom unique mais confus, paradoxal, polysémique, à l'invitation qu'il lance aux Sémites de laisser venir en eux plus d'une langue, il conjure le risque qu'une langue unique ne vienne effacer son nom.

Le nom Babel dit qu'une traduction qui efface l'étranger en soi ne peut qu'échouer. Aucune explication ne peut enfermer son étrangeté, qui s'inscrit en abîme dans l'écriture.

 

6. L'alliance d'avant tout contrat.

L'alliance qui se met en place avec Babel est exceptionnelle, unique. En ce lieu, un nom propre singulier se lie à un sujet vivant. Une langue à traduire doit être lue, interprétée. C'est la condition de sa survie. Pour ouvrir cette relation, il faut, avant toutes les valeurs qui font système, avant toute utilité, avant même le sacré, une confiance ingénue, une fiabilité pré-originaire. S'il faut parler d'origine des langues, c'est là qu'elle se situe, dans ce contrat qui vient avant les autres, avant tout contrat symbolique. C'est le lieu unique, exceptionnel, où l'accueil silencieux du nom de l'autre, de la chose unique, rend possible tout contrat en général - et peut-être toute langue. En-deçà de tout signe, de toute réalité, nous nous abandonnons à cette alliance originaire à laquelle nous accordons foi. Dans ce rapport indirect entre les langues, "quasi-transcendantal", de traductibilité intraduisible, Dieu ne fixe aucun destin à la lettre. Il la laisse se diviser, se disséminer.

 

7. Colonnes de langues.

Jacques Derrida a proposé pour la circulation des langues la figuration d'une colonne qui tourne sur elle-même, entraînant dans son mouvement l'air, le souffle, les chiffres, les lettres, les paroles, le feu, les cendres, les écritures, les idiomes et les langages. L'ambiguité de cette colonne, c'est qu'elle tisse et dissémine le texte et ses marges autour d'une verticalité phallique qu'elle récuse par ailleurs, qu'elle noie dans l'altérité. Cette circulation babélienne a été contresignée par d'autres noms, dont celui de James Joyce dont le texte croise différentes langues (sans les traduire) autour d'une langue principale, dominante, (l'anglais), tout en l'altérant par multiplication des créations verbales (dont Lebab, palindrome de Babel). Comme Yahvé, Joyce voudrait châtier les partisans d'une langue unique. En écrivant un texte illisible, indicible, inaudible, il a abattu les nouvelles Tours. Dans le même mouvement, il a tout fait pour déconstruire la légitimité des spécialistes, des universitaires et autres machines de lecture. Aucun expert ne peut arrêter ces colonnes tournantes.

 

8. "Je me déconstruis".

Qu'est-ce qui caractériserait une langue où Ça déconstruit, une pensée de la langue, une expérience de la langue qui, en acte, déconstruirait les oppositions ? Elle ferait courir le risque d'un rejet de la science, de la philosophie. On pourrait en déduire quelques formulations paradoxales, par exemple : La langue de la déconstruction n'existe pas, mais elle est sacrée. Ou bien : En tant que langue philosophique, la déconstruction est séculière, mais elle détruit nécessairement la sécularité. Gardant un lien avec la langue sacrée, elle ne serait pas sécularisable. Le mot de "laïcité" ne pourrait pas se dire dans cette langue - et d'ailleurs Derrida ne l'emploie presque jamais.

On sait que Derrida évite généralement de mentionner des mots hébreux. Il y a quelques exceptions, mais il cite presque toujours l'Ancien Testament dans une langue vernaculaire, parfois en latin ou en grec, mais très rarement en hébreu. Pourrait-on analyser cet évitement comme une inquiétude devant une contamination de son idiome à lui, la langue de la déconstruction, par la langue sacrée des Juifs? Et s'il craignait les effets imprévisibles du rapprochement de ces deux langues? Et s'il avait, lui aussi, peur d'un certain pouvoir de nommer ? L'une des rares définitions de la déconstruction qu'il ait proposée, "plus d'une langue", se tient à l'écart de la langue hébraïque.

En se nommant Babel, Dieu clame : "Je me déconstruis!". Cette injonction obsède Derrida depuis toujours, c'est elle qui met son œuvre en mouvement. Je me déconstruis est un acte de langage antinomique, aporétique. Dieu ne le profère pas comme tel, mais par un nom, Babel, qui invite à la déliaison, à l'éparpillement, à la dissémination des langues. Comment traduire cette phrase sans renoncer au pronom personnel, "je"? Jacques Derrida le dit dans une langue qu'il a choisie (qui l'a choisi), la langue philosophique. Il faut que ce soit la philosophie elle-même qui dise : Je me déconstruis.

La phrase Je me déconstruis, attend tout des traductions. D'une part, si elle était traduite, elle perdrait son statut, elle ne serait plus qu'un texte parmi d'autres; et d'autre part elle est intraduisible, toujours elle fait signe vers cette faille, ce secret, cet anéantissement. La déconstruction nomme ce lieu. Dans l'abîme où le nom de Babel l'a précipitée (folie, catastrophe, apocalypse), elle n'a qu'un seul pouvoir, la nomination. Sa tâche, sa responsabilité, c'est d'acquiescer à cette phrase par une traduction, une réponse. Pour éviter que la Tour ne soit restaurée, ne s'achève (mal radical, totalitarisme, langue unique), il faut mettre en œuvre un retrait inouï, celui d'un Dieu qui lui-même, en tant que "je", se retire.

 

9. Babel et Khôra.

Plusieurs fois, Jacques Derrida rapproche Babel (côté juif) de Khôra (côté grec). Un lieu irréductible où joue l'espacement, le retard, l'éloignement, qui vient après-coup, en excès, au bord du langage, aura toujours été là. Ce lieu est aussi un nom qui déborde le langage. De forme "X sans X", il se dérobe au sens : un secret inviolable dans le désert. Silencieux, il prend la forme d'un appel. Le nom se retire. En son lieu arrive un post-scriptum à venir, qu'il faut sauver. Un post-scriptum au sens de Derrida est un langage, qui met à l'épreuve les bords du langage. Il tire son énergie d'un événement qui a déjà eu lieu (l'expérience ou archi-expérience du trait, de la différance) pour le déborder et se dérober en annonçant la venue d'un autre chose que soi, qui est aussi autre chose qu'une cicatrice, la trace d'une blessure. Ce lieu prend la forme X sans X : "quelque chose" sans chose, un secret inviolable dans le désert. C'est le lieu d'un événement (Ereignis), d'une révélation, d'un messianisme, le lieu de l'adresse, de la réponse et de la responsabilité, le lieu de "l'espacement même de la dé-construction". Il est, comme Khôra, ouvert par un appel. Le post-scriptum vient à la place de Babel ou de Khôra. Il ne s'impose pas au présent, comme le feraient une conclusion ou un résultat. Il est silencieux, secret, à venir. Disant toujours trop ou trop peu, il donne l'exemple de l'abandon, du retrait. "D'où serait donnée (par quoi? par qui?) cette sérénité de l'abandon, celle qui s'entendrait encore, au-delà de tout savoir, à ne pas donner à Dieu, pas même Adieu, pas même à son nom?" (Sauf le nom, p111).

 

 

"C'est ce qui se nomme ici désormais Babel : la loi imposée par le nom de Dieu qui du même coup vous prescrit et vous interdit de traduire en vous montrant et en vous dérobant la limite. Mais ce n'est pas seulement la situation babélienne, pas seulement une scène ou une structure. C'est aussi le statut et l'événement du texte babélien, du texte de la Genèse (texte à cet égard unique) comme texte sacré. Il relève de la loi qu'il raconte et qu'il traduit exemplairement. Il fait la loi dont il parle, et d'abîme en abîme il déconstruit la tour, et chaque tour, les tours en tous genres, selon un rythme." (Des tours de Babel, in Psyché 1, p234).

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Propositions

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Babel n'est pas une figure parmi d'autres : c'est le mythe de l'origine du mythe, la métaphore de la métaphore, le récit du récit, la traduction de la traduction

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Dans le texte de la Genèse, le statut et l'événement de Babel, comme texte sacré, est unique

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[Le nom de Babel renvoie à une langue inconnue, inintelligible, sainte, où l'absolument singulier, impossible à traduire dans aucune langue courante, se produit]

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L'événement du texte sacré, c'est qu'en commandant une traduction sans laquelle il ne serait rien, il se fait acte de langage, modèle et limite de toute écriture

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Dans le texte sacré, le nom de Dieu (Babel) est le nom de tous les noms propres; ils sont intraduisibles, et pourtant exigent la lecture, l'interprétation, la traduction

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En clamant la division de son nom (Babel), Dieu produit une "disschémination" : il brise l'unité de la langue sacrée

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Une langue sacrée faite uniquement de noms singuliers - ni conceptuelle, ni formalisable, ni instrumentalisable - serait indissociable du nom de Dieu

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Il y a du Babel partout : chaque fois qu'il y a du nom propre, de l'intraduisible, chaque fois qu'on crée une oeuvre, ça sacralise, ça produit du texte sacré

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Babel, c'est à la fois le nom propre de l'unicité (une langue), et un nom commun semant la confusion (plus d'une langue)

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Nécessaire et impossible, la performance de Babel instaure, d'un coup de nom propre, la loi de la traduction, et aussi une dette dont on ne peut plus s'acquitter

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En choisissant de se donner à lui-même le nom Babel, Yhvh donne à traduire [il faut traduire] et à ne pas traduire [il ne faut pas traduire]

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En se donnant un nom supplémentaire, à la fois nom propre et nom commun, Dieu-Babel déconstruit la langue unique (la Tour) et (inter-)rompt la lignée des Sémites

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[Il faut, aujourd'hui, préserver un lieu d'aporie, babélien, possible et impossible, pour que se traduisent les langues et les cultures]

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La dissémination passe par une colonne transparente, réfléchissante - phallus vidé de lui-même ou tour de Babel - où se joue le déplacement des marges

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Si j'avais à risquer une seule définition de la déconstruction, je dirais sans phrase : "plus d'une langue"

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On ne connaît aucune antériorité au récit de la Tour de Babel, qui est placé dans la Torah au point de rupture de la généalogie des Sémites

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[Aucune explication logique ne peut rendre compte du mot "Babel", aucune traduction ne peut réduire sa polysémie, aucune étymologie ne peut enfermer son étrangeté]

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"Il faut traduire" : cette traductibilité illimitée, générale, c'est la tâche de la philosophie comme supplément du monde

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La traduction (deux fois une langue) ne peut qu'échouer, car elle efface l'étranger en soi (au moins deux langues)

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Le contrat de traduction est exceptionnel, unique, absolument singulier; en engageant des noms, il exhibe, avant le langage, l'affinité a priori entre les langues

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Une oeuvre littéraire est traductible par essence, car elle vise le langage pur, jusqu'alors dissimulé dans les langues

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La confusion babélienne se joue entre la parole et l'écriture : la différence phonétique s'entend par la voix, mais la graphie ou la lettre passent l'entendement

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L'essence de la maternité tient à la langue maternelle, tandis que le père occupe la place intenable d'une langue formelle ou d'un métalangage, impossible et monstrueux

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Déjà, originellement, en secret, un post-scriptum irréductible aura laissé toute chose - sauf le nom : Babel, Khôra, théologie négative, ou déconstruction

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[Une langue qui garderait le pouvoir de nommer - langue sacrée ou fantasme de langue maternelle - pourrait précipiter dans l'abîme : folie, catastrophe, apocalypse, mal radical]

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Par ses mots écrits en plusieurs langues, James Joyce joue de la lettre inaudible comme du nom de Dieu : il déclare et déconstruit le commencement (Yahwé/he war)

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James Joyce a tout fait pour que des experts travaillent pendant des siècles sur son nom; mais, comme le Dieu de Babel, il en a déconstruit par avance la légitimité

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[La tâche qui nous incombe aujourd'hui, c'est de mettre en oeuvre le retrait inouï qui exige, inconditionnellement, d'être traduit]

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Pour le mettre en oeuvre, Jacques Derrida traduit le "Babel" de Dieu en "Je me déconstruis"

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[Une langue de la déconstruction serait comparable à un texte sacré - langue d'étude et de liturgie, insécularisable comme l'hébreu]

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Des tours de Babel (texte de Jacques Derrida, première publication en 1985)

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