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TABLE des MATIERES :

                            NIVEAUX DE SENS :

 DERRIDEX

Index des termes

de l'oeuvre

de Jacques Derrida

Un seul mot - ou un syntagme.

         
   
Derrida, l'aporie                     Derrida, l'aporie
Sources (*) : La pensée derridienne : ce qui s'en restitue               La pensée derridienne : ce qui s'en restitue
Pierre Delain - "Les mots de Jacques Derrida", Ed : Guilgal, 2004-2017, Page créée le 28 janvier 2011 Derrida, inconditionnalités, principes inconditionnels

[Derrida, l'aporie]

Derrida, inconditionnalités, principes inconditionnels Autres renvois :
   

Derrida, la folie

   

Derrida, l'impossible

   

Derrida, limite, limitrophie

Orlolivre : comment ne pas faire système? Orlolivre : comment ne pas faire système?
                 
                       

1. Peut-on définir l'aporie ?

Emprunté au grec aporia qui signifie littéralement "sans chemin, sans issue" (a-poros), le mot aporie signifie aussi en grec embarras, incertitude (dans une conversation). En langage philosophique, c'est "une contradiction insoluble dans un raisonnement" (Trésor de la Langue Française). Pour Jacques Derrida, toute aporie donne à penser. Le passage est impossible, mais l'aporie déplace et met en mouvement. Il y va d'un certain pas, un pas sans pas, un pas sans franchissement qui, comme la mort, passe au-delà de la langue, du discours. Entre poros et aporos, il y a peras (la fin, le terme, l'extrêmité), peran (au-delà, de l'autre côté), peraô (je traverse, je passe au travers, je franchis). Aporos est le difficile, l'impraticable, l'impossible, aporia le non-passage. Trépasser, c'est franchir la frontière de l'ultime, un franchissement dont nul ne peut témoigner.

L'événement aporétique est une déconstruction, qui affecte la parole, le sens, les valeurs d'acte et de vérité. C'est une auto-déconstruction qui arrive du dehors, mais pas par accident - elle est, déjà, impliquée par le langage. La métaphysique élude ou omet les questions aporétiques. Jacques Derrida en fait la démonstration dès le début de son oeuvre, à propos du temps (l'impossibilité pour un instant de coexister avec un autre, qui s'éprouve comme possibilité - cf Marges de la philosophie, p63) : une aporie posée dès Aristote, mais qui a été éludée par toute la tradition.

Une aporie n'est réductible ni à une contradiction logique, ni à un accident, ni à une exception. Au sens le plus littéral (étymologique), elle immobilise dans un système dont il est impossible de sortir. Il n'y a pas qu'un seul type d'aporie, mais une pluralité :

- entre contenus limités par des frontières infranchissables, ou dont les portes sont inaccessibles ou introuvables (exemple : dans une guerre, entre amis et ennemis);

- quand la limite est trop poreuse, perméable ou indéterminée (exemple : entre guerre et paix);

- quand il n'y a plus ni chemin, ni passage, ni déplacement possibles. En l'absence de toute figure de la limite, il n'y a plus de transgression, il n'est même plus possible de constituer un problème. Il reste un barrage devant l'avenir, une paralysie.

L'aporie, selon Derrida, ne reconduit pas vers une unité plus "vieille" que celle sur laquelle le discours bute, mais vers une structure toute autre, présupposée par l'opposition et donc oubliée, une structure intenable et en même temps promise, à venir. Par un acte de mémoire, une aporie fait appel vers un autre lieu.

 

2. L'oeuvre derridienne, une hyperaporétique.

A chaque analyse d'œuvre, Derrida s'attache à montrer que sa force, son énergie, trouve sa source dans une aporie, laquelle aporie entretient ensuite la force et l'énergie de l'œuvre derridienne elle-même.

Ayant refusé, dès son enfance, de se laisser enfermer dans ces distinctions pour lui illégitimes, Derrida s'est trouvé pris dans une dynamique, un mouvement, une surenchère, une radicalisation que rien ne pouvait atténuer ni limiter dans son principe. On peut qualifier d'hyperaporétique ce geste par lequel aucune logique, aucun compromis ne peut mettre à l'abri du travail de déconstruction. Comme il l'expliquera plus tard à propos de la peinture et du dessin, il ne pouvait arrêter ce mouvement que par l'écriture d'une oeuvre qu'il arriverait enfin à dater et signer. En partant des failles, des incertitudes, des contradictions et des apories pour inventer d'autres liens, d'autres concepts, il pouvait faire l'expérience d'une jouissance et aussi d'une certaine stabilité, celle de la construction théorique. Mais cette construction ne repose sur aucune assurance. Elle est toujours provisoire, partagée entre une rigueur conceptuelle qui tend vers la systématisation et une autre injonction elle aussi théorisée interdisant toute immutabilité dans la systématisation.

C'est cette dimension hyperaporétique qui distingue la déconstruction de pensées auxquelles elle renvoie souvent : Freud, Levinas, Heidegger [et quelques autres, mais c'est ceux-là qu'il cite dans Apories]. D'un côté, elle se laisse contaminer, parasiter par ces pensées, mais d'un autre côté, en acceptant d'endurer l'aporie, elle s'en dissocie essentiellement, radicalement.

 

3. Khôra, le désert dans le désert.

On trouve chez Platon un mot, khôra, qui désigne un genre d'être obscur, bâtard, qui ne procède ni du logos, ni du mythe, exclut la logique binaire, mais y participe quand même. Ce genre, qui n'est ni substance, ni essence, pourrait être le type même de l'aporie - tout en effaçant tous les types. Il n'y a rien de substantiel dans Khôra, ce n'est rien, le désert, le désert dans le désert : sans passage ni frayage, sans aucun chemin assuré, sans confiance ni stabilité, ni fiabilité. Mais ce lieu sans vérité, ni unité, ni sagesse, ni être, c'est aussi l'autre nom du désir. Il faut cette rareté, ce retrait, cet abandon, pour tenir le désir en haleine.

 

4. Quelques apories.

Les apories ne sont pas circonstancielles, elles affectent la pratique même de la langue. Parlons-nous une seule langue ou plus d'une? Les deux à la fois. Tout acte de langage - énonciation unique ou signature - est en même temps absolument singulier et pure reproduction. L'aporie affecte tous les actes, tous les concepts, y compris les plus essentiels, comme la justice qui est infinie, incalculable, mais ne peut être mise en œuvre que par application d'une règle de droit (finie). Il faut donc en même temps que l'aporie débouche sur une transaction, et que son horizon soit l'expérience de l'impossible. Ce geste est la déconstruction même, d'où l'aphorisme : La déconstruction est la justice.

Les inconditionnalités derridiennes (hospitalité, don, liberté d'engendrer des oeuvres) sont toutes aporétiques. Toutes sont absolues, indivisibles, souveraines, mais elles ne peuvent et ne doivent être pensées que hors souveraineté, au-delà du souverain. Demander le pardon (autre inconditionnalité), c'est charger l'autre du poids de la faute, c'est se mettre à sa place, c'est donc avouer l'impardonnable. Prendre une décision responsable implique à la fois de se régler sur un savoir et de déroger à ce savoir, et même un sens comme le toucher est irréductible à l'unité... de sens.

 

5. Mourir : l'aporie "comme telle"?

A tout instant, la mort est imminente, elle peut toujours arriver, c'est une possibilité. Mais cette mort que nous attendons n'est que la fin de la vie, telle que nous l'observons chez l'autre. La mort possible est toujours la mort de l'autre. La mienne, la mienne propre, ma mort, irremplaçable et absolument singulière, je ne peux en avoir aucune expérience présente, aucune connaissance. Pour un vivant, elle est impossible. Il n'y a pour elle ni sens, ni référent. Cette impossibilité-là n'est pas une impossibilité comme les autres. Elle s'annonce comme telle, comme impossible, au-delà des limites de la vérité. C'est l'occurrence, unique, de la possibilité de l'impossible. En ce point (ce lieu impossible du "Je suis mort"), l'aporie elle-même, absolument certaine et absolument indéterminée, n'arrive qu'à s'effacer. C'est sa signature.

Cette ruine aporétique, les penseurs qui ont témoigné de l'ouverture des frontières de la mort (Freud, Heidegger, Levinas), n'ont pas pu, eux-mêmes, la penser. Ils sont restés contaminés par ce que Derrida nomme une bio-anthropo-théologie cachée héritée des religions dites du Livre. Il s'arrête particulièrement sur le Heidegger de Sein und Zeit. Heidegger a repéré l'impossibilité, mais il a voulu en même temps préserver l'opposition entre l'humain (Dasein) et l'animal, entre le périr et le mourir, entre un être qui ignore la mort et un être qui peut témoigner de sa "propre" mort. Or cette distinction, cette différence infranchissable, est elle aussi ruinée par l'impossibilité de la mort. Si l'on ne peut rien dire de la mort "proprement dite", alors elle devient la possibilité la plus impropre, ce qui fait chuter dans l'aporie toute l'œuvre d'Heidegger (qui est fondée sur l'authenticité, le propre du Dasein). En excédant ses propres limites (comme toute œuvre digne de ce nom), Sein und Zeit fait l'épreuve de l'aporie.

Quelles que soient les modalités des obsèques (inhumation ou incinération), les rites ou les injonctions au travail de deuil, la mort efface toute délimitation anthropologique, problématique ou conceptuelle. Elle se présente comme expérience de l'aporie. Le comme tel, comme tel [celui de la mort comme telle de Heidegger], irréductible à la logique, en arrive à s'effacer lui aussi.

 

6. L'aporie, aujourd'hui.

Supposons qu'aujourd'hui soit l'époque de l'aporie. Pour qu'on puisse employer ce mot, époque, il aura fallu une longue histoire, celle de l'Europe, une tradition où se croisent et se capitalisent plus d'une aporie : entre la raison et l'absence de règle pour l'appliquer, entre sa culture, son identité et son pouvoir d'ouverture, entre le règne du calcul, du capital, et la promotion des principes inconditionnels, anéconomiques, entre une abstraction envahissante (technosciences, numérisation, formalisation, etc., toutes les modalités du mal d'abstraction) et un acte de foi, quasi religieux, qui vise à instaurer une certaine pureté, etc. La mémoire européenne ne nous laisse pas inactifs, elle nous appelle et nous oblige à endurer son héritage, ses antinomies. Il ne faudrait pas avoir peur, aujourd'hui d'endurer l'aporie. Il faudrait entendre cette obligation, ce commandement, ce devoir, le devoir universel d'une aporie critique. Cela exige du cœur, du courage.

Dans un monde où un même principe abstrait conduit aux surenchères les plus opposées, un monde sans horizon, ni chemin, ni issue, c'est aussi le mal radical qui pointe. Endurer l'aporie n'est pas nécessairement une partie de plaisir. C'est une déclaration de principe, une ouverture absolue qui ne reconnaît aucun système pré-établi, aucune dette dont elle devrait s'acquitter. Ce devoir sans devoir est lui aussi un lieu aporétique, une khôra.

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Propositions

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La déconstruction est une singulière aporie qui se laisse contaminer, parasiter par cela même qu'elle déconstruit

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Il faut endurer l'aporie : c'est la loi de toutes les décisions; mais jamais l'aporie ne peut être endurée "comme telle"

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L'éthique derridienne de la responsabilité exposée à l'indécidable repose sur une méfiance à l'égard des distinctions, oppositions et frontières

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Dans l'événement aporétique, la parole s'affecte du dehors, sa valeur d'acte et de vérité se déconstruit

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L'"effet de performatif" produit par la signature repose sur une condition aporétique : la pure reproductibilité d'un événement pur

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Dans sa folie, l'expérience de l'aporie fait appel à un acte de mémoire qui promet une structure tout autre, à venir

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Il s'agit, dans la promesse, d'un désoeuvrement : le temps s'endette auprès d'un autre

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Une promesse doit être en même temps infinie, incalculable, intenable - et finie dans son principe, car à promettre indéfiniment, on ne promet plus

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Il y a trois types d'apories, la troisième ne donnant même pas lieu à une aporie déterminée, ne laissant même pas de place pour l'aporie

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L'aporie est ce lieu où, au bord de l'autre comme tel, il n'est même plus possible de constituer un problème

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La langue obéit à deux lois antinomiques : 1/ on ne parle jamais qu'une seule langue 2/ on ne parle jamais une seule langue

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Le temps est le nom d'une impossible possibilité : l'impossibilité pour un instant de coexister avec un autre, qui s'éprouve comme possibilité

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L'omission de la question sur l'"être du temps" constitue la métaphysique comme telle

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On ne peut exercer une responsabilité - ou une décision, une morale, une politique - qu'en forme négative (sans X, il n'y aurait pas Y), sans règle générale

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Aporie de la responsabilité : il faut qu'une décision se règle sur un savoir (condition de possibilité); mais dans ce cas, elle n'est plus responsable (condition d'impossibilité)

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"La déconstruction est la justice" - partout où la déconstruction est possible comme expérience de l'impossible, il y a la justice

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Il n'y a pas de justice sans expérience de l'aporie - car toute décision singulière est l'application d'une règle de droit, tandis que la justice est incalculable

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Aporie du pardon : on ne peut le demander ou l'accorder sans parler à la place de l'autre, par sa voix, en lui faisant porter le poids de la faute (identification spéculaire)

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Sans passage assuré, sans route frayée ou fiable, le désert est une figure de l'aporie, et aussi l'autre nom du désir

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Khôra, étrangère au sensible et à l'intelligible, y participe comme "troisième genre" de manière aporétique

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Une hyperaporétique de l'amitié est la condition archi-préliminaire d'une autre expérience, une autre pensée du politique, qui promet "peut-être" autre chose

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Le toucher est aporétique, obscur, secret

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On ne peut penser les inconditionnalités (hospitalité, don, liberté d'engendrer des oeuvres) que hors souveraineté; mais la souveraineté se donne comme absolue, indivisible, inconditionnelle

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L'aporie de notre temps, son anachronie absolue, c'est qu'un même principe abstrait conduit aux surenchères les plus opposées : des technosciences aux intégristes

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Il faut répondre à l'appel de la mémoire européenne : un devoir aporétique, le devoir universel d'une aporie critique

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Le paradoxe de l'universel, c'est qu'en lui se croisent et se capitalisent les antinomies de l'identité européenne, qu'il faut endurer

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Il faut appeler à une responsabilité qui endure les antinomies de l'héritage européen, tout en respectant ceux qui refusent les tribunaux institués de cette responsabilité

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Devant le mal d'abstraction d'aujourd'hui, il n'y a ni salut, ni chemin, ni issue - car l'acte de foi y a toujours partie liée avec son opposition

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S'il faut s'attendre à la mort, il faut aussi s'attendre à se laisser emporter au-delà des limites de la vérité

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Dans la phrase "Je franchis le terme de la vie", il y va d'un certain pas, d'un "Je passe" (peraô) aporétique (aporia), d'un passage impossible (a-poros), sans pas

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On ne connait ni le sens, ni le référent du nom "mort"; pour ce nom comme pour le nom "Dieu", un sens, non questionné, est présupposé par le discours

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La mort, seule impossibilité ou aporie qui puisse apparaître comme telle, n'"arrive qu'à effacer" toute délimitation anthropologique, problématique ou conceptuelle

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La mort est l'unique occurrence de la possibilité de l'impossibilité; une aporie que Heidegger a énoncée, sans la penser

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N'importe qui peut s'approprier le syntagme "ma mort", qui pourtant nomme l'irremplaçable même de la singularité absolue

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Dans son ipséité, la mienneté se constitue à partir d'un deuil originaire, dans un rapport à moi qui accueille en moi la mort de l'autre, aporétique, incalculable

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Aporie de l'inhumation : elle donne un lieu au cadavre, ce qui permet le travail du deuil, mais le laisse pourrir et ouvre le risque de retour spectral

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Aporie de l'incinération : en escamotant le cadavre, elle favorise l'intériorisation du mort, elle infinitise le deuil

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Si la distinction entre périr - où la vie s'arrête - et mourir - dont seul le Dasein peut témoigner - est compromise dans son principe, alors l'oeuvre de Heidegger chute dans l'aporie

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Si ni l'homme, ni les animaux, n'ont rapport à "ma mort" comme telle, alors la mort devient la possibilité la plus impropre, ce qui ruine tout le dispositif heideggerien

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Comme toute oeuvre qui mérite ce nom, "Sein und Zeit" (Heidegger) excède ses propres frontières; en un lieu où elle fait l'épreuve de l'aporie, elle sort d'elle-même

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[Je ne peux pas dire : "Ma mort", "Je suis mort", sans aporie; c'est la signature même de l'aporie]

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Heidegger, Freud ou Levinas, témoins d'un questionnement qui laisse les frontières interminablement ouvertes, restent contaminés par une bio-anthropo-théologie cachée

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[Il faut, aujourd'hui, pour survivre, endurer l'aporie]

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Endurer l'aporie sans s'acquitter d'aucune dette, par un "sur-devoir" qui, pour être un devoir, ne doit rien devoir - c'est la condition de la responsabilité et de la décision

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Il faut, pour penser, pour endurer la contradiction, du coeur, du courage, le courage de sa peur

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Heidegger déconstruit l'ontologie classique au nom du logos ou d'une vérité plus originaire, tandis que la filiation derridienne est toute autre : une pensée critique, aporétique

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