On confond souvent ces deux sources ou souches du religieux, comme si une réticence secrète (p56) conduisait à masquer la dualité irréductible de la religion. Elles sont associées dans une institution comme le christianisme et aussi dans l'étymologie du mot religion. Mais là où il n'y a pas d'institution séparée (ce qui était le cas chez les indo-européens), elles sont distinctes. On ne devrait par les réduire l'une à l'autre comme on le fait presque toujours. La religion figure l'ellipse de ces deux sources, avec deux foyers :

- l'engagement dans une foi, une croyance (qui d'ailleurs ne s'inscrit pas nécessairement dans une religion). Tout crédit, toute fiabilité, tout acte de foi, tout appel à la confiance au-delà de la preuve (sans soutien de la raison démonstrative ni de l'intuition), présuppose le témoignage d'un tout-autre, inaccessible en sa source absolue, auquel on acquiesce. Ce tout-autre est le garant de la foi, du crédit, de toute fiduciarité. Avant tous les contrats en vigueur, il fait loi.

- l'expérience du sacré, du divin, de l'indemne. Il faut garder ce qui est saint (heilig, holy) dans l'immunité, l'indemnité, le préserver intact et sauf, sain et pur. Cette source est relativement autonome par rapport à la première : on peut se tenir en présence du sacro-saint sans acte de croyance.

Entre ces deux sources hétérogènes, c'est une alliance qui se met en place, un noeud d'alliance écrit Derrida (p10), un lien qui associe foi et savoir, science et fiabilité.

Entre les deux sources, il y a nécessairement un rapport, car si une religion promet de restaurer une pureté, une sacralité ou une authenticité originelle par le biais d'un rituel, d'un sacrifice ou d'une prière, il faut que cette promesse soit crédible, il faut que la protection offerte contre la corruption et la contamination paraisse digne de crédit. Une religion prétend toujours dire la vérité. C'est pourquoi d'une part, les deux sources coexistent dans une même axiomatique, mais d'autre part, elles peuvent aussi entrer en opposition, en contradiction, se rejeter ou se suspendre l'une l'autre (p88). Alors que la première source appelle une certaine présence (de l'intact, de l'indemne), la seconde source appelle une certaine absence d'un tout autre, au-delà de cette présence. Alors que la première conduit au salut dans la pureté, la seconde conduit à un Salut! performatif, un geste d'acquiescement à l'autre. Alors que la première invite à la restitution, à la restauration d'une intériorité, la seconde invite à un engagement envers un autre, une extériorité. Alors que la première présuppose la seconde, même si cette dernière peut être oubliée ou élidée, la seconde rend possible la première, même quand cette possibilité ne se réalise pas.