Derrida
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TABLE des MATIERES :

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 DERRIDEX

Index des termes

de l'oeuvre

de Jacques Derrida

Un seul mot - ou un syntagme.

         
   
Derrida, la Shoah                     Derrida, la Shoah
Sources (*) : La pensée derridienne : ce qui s'en restitue               La pensée derridienne : ce qui s'en restitue
Pierre Delain - "Les mots de Jacques Derrida", Ed : Guilgal, 2004-2017, Page créée le 1er juillet 2019 Orlolivre : comment ne pas combattre Amaleq?

[Derrida, la Shoah]

Orlolivre : comment ne pas combattre Amaleq? Autres renvois :
   

Derrida, le mal radical

   

Derrida, Judéités

   

Derrida, la cendre

Derrida, judaïsme, judéités Derrida, judaïsme, judéités
                 
                       

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1. Penser à la Shoah.

Jacques Derrida a peu parlé directement et explicitement de la Shoah. Il n'y a consacré aucun livre. Mais cette abstention est trompeuse. À l'occasion d'un entretien avec Michal Ben-Naftali, à Jérusalem, dans les locaux de Yad Vashem, début janvier 1998, il explique que cette question n'a jamais cessé de le travailler. Plus d'une problématique dans son œuvre, même apparemment éloignée, est liée à la Shoah. Il en donne dans cet entretien une longue liste : le pardon, l'hospitalité, la date, la signature, l'archive, la spectralité, la survivance, Heidegger et l'esprit, Nietzsche, et enfin la déconstruction elle-même. Comme en témoignent les citations qu'on peut lire sur cette page, on peut dire sans excès qu'il y a, dans toute son œuvre de pensée, frontalement ou obliquement, une référence à cet événement pour lui ineffaçable. Il l'avoue, il le reconnaît dans cette interview : la Shoah occupe une place particulière dans son engagement, une place singulière, unique. Ce qui se joue dans cette question qui tient aux discours, aux langues, aux héritages n'est pas de l'ordre de la compréhension ou de la théorie, mais de l'engagement. Une nuit de mars 2003, il s'est rêvé en avocat commis d'office au procès de Nuremberg, tenu de défendre le droit des pires criminels au logos. Cette mission, cette obligation à juger du crime contre l'humanité, s'imposait à lui avant même la pensée, avant l'élaboration philosophique.

 

2. Penser la Shoah.

Derrida a toujours résisté à l'idée que la Shoah puisse être impensable - comme certains le suggéraient. D'un côté, aucun humanisme ne peut se mesurer à la "solution finale" - on ne peut pas se satisfaire d'un recours à l'empathie, la condamnation ou la bonne conscience. Mais d'un autre côté, il ne faut pas succomber à la tentation de l'irreprésentable ou de l'ininterprétable. Il faut penser la Shoah, il le faut, même si cela implique de bouleverser les problématiques, de les transformer, les déconstruire. La Shoah n'est pas un objet, une entité distincte, séparée. Elle s'inscrit dans une histoire, une culture, une tradition : celle de la métaphysique, de la rationalité occidentale et européenne. Pour la penser, il faut penser l'héritage occidental dans toutes ses dimensions, depuis les Lumières jusqu'au nazisme, depuis les droits de l'homme jusqu'aux pires génocides. D'un côté, la Shoah n'est pas n'importe quel événement. C'est un événement singulier, unique; mais d'un autre côté cette unicité ne doit pas empêcher d'inscrire l'événement dans une analyse plus large où s'inscrivent aussi d'autres génocides, d'autres violences et guerres impériales ou coloniales.

 

3. Penser le nazisme.

Le nazisme ne nait pas en-dehors de la culture européenne. Ce sont les mêmes déterminations linguistiques, historiques, politiques, idéologiques, fantasmatiques, la même machine programmatique qui produisent les énoncés de l'humanisme, des droits de l'homme, du patriotisme, du nationalisme et ceux du nazisme. Le sujet, le peuple, la nation, le souverain, les frontières, etc., sont des notions communes. Les auteurs qui ont collaboré avec le nazisme comme Carl Schmit ou Heidegger, ceux qui ont pu être complaisants à certains moments comme Maurice Blanchot, Paul de Man, Jean Genet, ceux qui, pour des raisons chronologiques ou historiques ont été étrangers au nazisme comme Marx (la violence de classe), Walter Benjamin (la violence divine) ou même Freud (la pulsion de mort), doivent être intégrés dans l'analyse au même titre que Nietzsche, qui a servi de référence légitimante tant aux nazis qu'aux anti-nazis. Les lire, ce n'est pas se rendre complice, c'est analyser une machine de mort que la culture européenne a initiée et entretenue. La machine opère toujours, elle a un avenir, elle peut surgir à tout moment, sa portée est imprévisible. On peut s'opposer fermement au nazisme, tout en reconnaissant que, dans l'immédiat et malgré l'urgence, nous ne savons pas le penser.

 

4. Penser Heidegger, contre lui.

La place considérable prise dans l'œuvre derridienne par la discussion du texte heideggerien, examiné mot à mot, retraduit, explicité motif par motif, peut étonner. Heidegger n'a-t-il pas été nazi, et même membre du parti jusqu'en 1944 ? Il se pourrait que ce soit justement cela, le nazisme de Heidegger, qui intéresse Derrida. Concernant la Shoah, il a qualifié son silence d'impardonnable, et c'est, dit-il, ce non-dit, cet impensé, que nous avons désormais l'obligation, la tâche terrible de devoir interpréter - terrible car cette injonction déplace la responsabilité sur nos épaules. Quand on fait la liste des termes qui ont attiré l'attention de Derrida chez Heidegger, entre Geschlecht, Gewalt, Land, Volk, Kampf, Unheimlich, etc., il y a souvent un rapport direct ou indirect avec la Shoah, lequel rapport reste toujours inexprimé chez Heidegger.

Mais ce n'est pas Heidegger lui-même qui intéresse Derrida, c'est la façon dont son spiritualisme, à l'œuvre dans le discours nazi, est largement partagé par la culture européenne. Le nazisme de Heidegger n'est qu'une des dimensions de la complicité générale d'une certaine culture avec les différentes formes de totalitarismes. Il ne s'agit pas d'un travail biographique sur la personne, mais d'un questionnement sur l'histoire, notre histoire, la culture occidentale qui a produit les droits de l'homme et l'Holocauste. Cela ne débouche sur rien de moins qu'une réélaboration de l'éthique.

 

5. Penser le mal radical.

Le mal radical occupe chez Derrida une position singulière, inéliminable, ineffaçable. Il multiplie, dans ses textes, les analyses qui renvoient à ses différentes manifestations : pulsion de mort, violence, cruauté, confrontations armées, meurtres, tortures, luttes à mort, destruction, annihilation, lois d'exception, États voyous. Dès le commencement et même avant le commencement, avec ce que Derrida nomme archi-écriture ou archi-trace, il y a de la violence. Toute culture est confrontée à cette tendance indéracinable qui fait retour lors de la survenue, l'instauration d'un monde. Le mal radical est à peine un concept. Il est difficile à délimiter, à définir, et cette difficulté revient avec la notion juridique de crime contre l'humanité. Il faut, pour un tel crime, un humain, il faut des tendances auto-immunes, auto-suicidaire. Il en faut aussi pour qu'advienne la Shoah, les massacres, les génocides, les lois d'exception.

 

6. On ne peut pas penser la Shoah comme telle.

La Shoah est indissociable de son contexte, et aussi de ce qui est rejeté par les nazis : la loi, l'extériorité, l'altérité, l'éthique. Derrida a soutenu qu'on ne pouvait la penser que depuis son autre. Peut-être avait-il ce souci pendant les douze dernières années de son enseignement, avec le cycle pluriannuel professé à l'EHESS sous le titre Questions de responsabilité. Il y parle du secret, du singulier, des principes inconditionnels, de l'hospitalité, du pardon, de la peine de mort, etc.. On trouverait difficilement un motif qui n'ait pas un lien avec la Shoah.

Il aura fallu le procès du Tribunal international de Nuremberg en 1945 pour que soit créé le concept de crime contre l'humanité - conséquence directe de la Shoah. Cette catégorie juridique limite, en principe, la souveraineté des Etats-nations. Elle a conduit dans certains pays, dont la France en 1964, à la notion d'imprescriptibilité. C'est une mutation majeure, sans précédent. Un droit au-delà du droit pourrait déborder ses sources chrétiennes et affecter toutes les modalités du vivre-ensemble, entre humains et aussi entre humains et non-humains. Sans la Shoah, cette évolution, à ce moment et sous cette forme, n'aurait pas été pensable.

 

7. Trace et cendre.

Jacques Derrida a consacré plusieurs textes à la cendre : Feu la cendre (conçu en 1980 et publié en 1987), Télépathie (sorte de supplément à La Carte postale, conçu en 1981-83), Schibboleth (analyse d'un poème de Paul Celan, 1986), Poétique et politique du témoignage (analyse d'un autre poème de Paul Celan, Aschenglorie, publié d'abord en traduction anglaise en 2000). Il insiste sur ce thème en faisant la liste, dès 1987, qui textes qui y renvoient : La Dissémination, Glas, La Pharmacie de Platon, La Carte postale. Avec la cendre, cette figure de l'anéantissement sans reste, ni mémoire, ni archive, c'est la possibilité même du témoignage qui est en question. Le poème de Celan intraduisible, incalculable, par sa seule existence, fait échapper les cendres à l'anéantissement. Nul ne témoigne pour le témoin, dit Celan, mais certaines œuvres tiennent lieu de témoignage (la seule chose qui compte), dans la poésie, la littérature, l'art, et peut-être aussi la philosophie, la déconstruction. En 1991, dans Circonfession, Derrida écrit : Je posthume comme je respire, une formulation qu'il associe à la cendre, à l'incinération. Chaque fois que nous respirons, nous partageons l'air que les morts, les assassinés ont déjà respiré; et ce même air, encore chargé de cendres, sera respiré par ceux qui nous survivront. Ce qui s'adresse à la cendre n'est pas un savoir, mais une bénédiction.

A la littérature, l'art, pourrait s'ajouter le cinéma. Alors qu'il n'a analysé presque aucun film dans ses textes, il a fait une exception pour Shoah (Claude Lanzmann, 1985). Ce document unique écarte tout document, toute archive. Il témoigne de ce dont on ne revient pas, la mort, en privilégiant l'essence même du cinéma : la cendre, cette trace sans trace, essence même de la trace. C'est un paradoxe de voir cet art dont Derrida se méfiait faire advenir une sur-vie, une résonance unique, pour les victimes de la Shoah.

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Propositions

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Lorsque Derrida parle de pardon, d'hospitalité, de date, de signature, de déconstruction, de survivance, il y a toujours une référence à cet événement pour lui ineffaçable, la Shoah

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Aucun humanisme ne peut se mesurer à la "solution finale", cette chose sans nom; et pourtant il ne faut pas succomber à la tentation de l'irreprésentable ou de l'ininterprétable

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Avec la Shoah, c'est toute la philosophie, la métaphysique et la rationalité occidentales et européennes qui sont radicalement soumises à la question

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Dire "La Shoah est un événement unique" ouvre la question de la signification du mot "unique" en général et dans ce cas singulier

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Nous ne savons pas encore penser le nazisme, car la machine à produire les énoncés nazis peut aussi produire des énoncés anti-nazis

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Il faut tenter de penser le nazisme depuis son autre : la possibilité de la singularité, de la signature et du nom

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Il faut lire Heidegger, car toute la culture européenne partage sa pensée de l'esprit, son spiritualisme à l'œuvre dans le discours nazi

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"On me reproche de ne pas dénoncer le nazisme de Heidegger! Alors que je ne parle que de cela" (Jacques Derrida)

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En ne disant rien de la Shoah, en laissant impensée sa relation avec le nazisme, Heidegger nous a laissé le devoir, la tâche terrible de faire ce travail

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La responsabilité, ce n'est pas seulement respecter ce qui se dit, c'est aussi respecter ce qui ne se dit pas - y compris au sujet du nazisme de Heidegger

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Pour réélaborer l'éthique, la responsabilité, et redéfinir ce à quoi ces catégories s'opposent, il faut lire Heidegger

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La responsabilité, ça ne se définit pas, ça se prend - en interrogeant son histoire, qui est celle de notre culture

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Le concept de "crime contre l'humanité" introduit une mutation radicale, une conversion mondiale à la sacralité de l'humain

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Le concept de crime contre l'humanité, qui garde la mémoire de la Shoah, conditionne la mutation sans précédent qui affecte aujourd'hui le "vivre-ensemble"

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Seul un humain peut être accusé de "crime contre l'humanité"; la structure de ce crime est sui-cidaire, auto-immune

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[Pour témoigner d'un secret non dit, inconnu, anéanti, au nom d'un témoin disparu, une oeuvre en appelle au témoignage ou à la réponse de l'autre]

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Il faut apporter des preuves, laisser ouvert le débat scientifique, mais au final c'est le témoignage qui compte, la parole non rivée à la vue

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La poésie, la littérature, l'art même, c'est l'expérience comme telle de la mort, du deuil, de la pire des pertes, celle qui ne laisse que des cendres, des mots incinérés sans sépulture

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Dans la prière poétique s'annonce l'essence de la bénédiction : en s'adressant à un reste, une cendre, c'est l'expérience de l'incinération de la date, consumée dès le commencement

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Aporie de l'incinération : en escamotant le cadavre, elle favorise l'intériorisation du mort, elle infinitise le deuil

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"Je posthume comme je respire" - le pressentiment de ce qui ne va pas manquer d'arriver : la scène de l'après-coup, post-mortem

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Jacques Derrida se rêve en avocat des puissants devant le Tribunal de Nuremberg : il doit parler pour les défendre des langues qui ne sont pas les siennes : grec, allemand, logos

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"Shoah", le film de Lanzmann (1985) raconte ce dont on ne revient pas, la mort; en écartant tout document, toute archive, il témoigne de l'essence du cinéma en général

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La Shoah est unique car, en exterminant les Juifs, les nazis ont voulu détruire la Loi du Sinaï et les Commandements, en tant qu'ils témoignent du trésor éthique commun à l'humanité

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On peut analyser la Shoah, qui vise la destruction du peuple de l'alliance, comme crime contre la Loi (la Torah du Sinaï), mise à mort de l'éthique

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"Une éthique de la mémoire", Entretien à Yad Vashem entre Jacques Derrida et Michal Ben-Naftali, réalisé en 1998, retraduit et publié en 2018 [UEM]

 


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