Parlant à Heidelberg, en Allemagne, devant une assistance à prédominance allemande (quoiqu'en langue française), Jacques Derrida se sent obligé de justifier son rapport singulier à Heidegger. Pourquoi l'avoir lu avec tant de constance, d'attention et d'intérêt ? Dans un premier temps, sa réponse est ambiguë, oblique. Ne pas lire Heidegger, dit-il, serait irresponsable, et il va plus loin : ceux qui accusent d'irresponsabilité les lecteurs d'Heidegger sont eux-mêmes irresponsables. Ils se donnent bonne conscience, et cette bonne conscience les dispense de réfléchir à l'essentiel : le manque de fondement de l'éthique. Ils sont tellement attachés à l'humanisme traditionnel, celui des droits de l'homme, qu'ils ne voient pas en quoi cet humanisme est lui-même complice du nazisme. Ce qui est terrifiant selon Derrida, c'est cette inhibition. Quand les axiomes philosophiques traditionnels sont fragilisés, on peut se sentir menacé par le questionnement heideggerien. On ne résoudra pas ces problèmes en accusant ceux qui y réfléchissent. Derrida propose l'inverse, il propose de lire Heidegger le plus rigoureusement possible et de façon, dit-il, "aussi responsable que possible" (p66). Cela implique de redéfinir la responsabilité, la repenser. Et cela, il le reconnaît, implique "un autre type de questionnement" que celui d'Heidegger (p77), un questionnement dans lequel on ne se limite pas à une définition, à des phrases ou des concepts. Pour Derrida, la responsabilité ne se définit pas, elle se prend, notamment en interrogeant l'histoire et la pratique de la responsabilité.

Adresse aux étudiants allemands publiée le 8 novembre 1933 par Heidegger, appelant à s'engager pour le nazisme, et proclamant que Hitler lui-même est "la réalité actuelle de l'Allemagne et sa loi".

Dans la même discussion tenue à Heidelberg, Derrida semble se contredire. D'un côté, il dit qu'il faut redéfinir la responsabilité, et d'un autre côté, il dit qu'elle n'est pas un concept, elle ne se définit pas, elle se prend. [Le problème avec Heidegger, c'est qu'il a contesté le concept classique de responsabilité individuelle, mais qu'il n'a jamais été capable de réfléchir à ce que, lui-même, il avait fait].