Derrida
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 DERRIDEX

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de l'oeuvre

de Jacques Derrida

Un seul mot - ou un syntagme.

         
   
Derrida, l'Europe                     Derrida, l'Europe
Sources (*) : La pensée derridienne : ce qui s'en restitue               La pensée derridienne : ce qui s'en restitue
Pierre Delain - "Les mots de Jacques Derrida", Ed : Guilgal, 2004-2017, Page créée le 20 janvier 2019 Orlolivre : Comment ne pas politiser ?

[Derrida, l'Europe]

Orlolivre : Comment ne pas politiser ?
   
   
   
                 
                       

L'Europe, chez Derrida, n'est ni une notion géographique, ni un rassemblement de peuples ou d'Etats, ni même une culture, bien qu'il parle souvent de l'héritage ou de la tradition européennes. Bien qu'il cite Valéry, ce n'est pas non plus une idée, un esprit, c'est encore plus : une exigence, un engagement, un devoir. Il s'intéresse à l'Europe car l'Europe l'engage, et c'est de cet engagement qu'il part.

 

1. Une identité sans identité.

Il y a des axiomes européens, auxquels on peut acquiescer (ou pas). Jacques Derrida en cite deux, tous deux spécifiques à l'Europe, qui marquent, dès le départ, les tensions et les antinomies de son identité dite culturelle. Axiome de finitude : il faut revenir à l'origine, repartir des fondements non pas pour refaire la même chose, mais dans l'attente d'autre chose. La finitude, c'est que pour ce Qui, cette personne qui n'a pas encore de visage, il faut commencer par se retrouver. Axiome de différence avec soi : je ne peux me rapporter à moi que comme à un autre. Entre Athènes et Jérusalem, l'Europe ne s'identifie à elle-même que comme différente de soi. Elle ne se cesse de se confesser, d'avouer sa culpabilité, pour cette tâche qui ne peut se remplir que dans l'anachronie.

 

2. Le cap.

 Jacques Derrida décline de toutes les façons possibles la dimension du cap (caput en latin = tête, partie supérieure du corps, chef, capitale). Géographiquement, l'Europe est un cap occidental, une pointe finale. Mais cette pointe avancée ne se vit pas comme bord, elle se vit comme tâche infinie, obligation d'accomplir un devoir exemplaire, à l'avant-garde de la civilisation et de la culture humaines. C'est la figure du mâle blanc européen, du capitaine qui se croit chargé d'une mission, qui se vit dans l'idée phallique d'une appropriation du monde, d'une hégémonie légitimée par un logos qui rassemblerait la raison en une totalité organisée, une autorité centrale, un logocentrisme mondialisé.

Croyant à une culture qui lui soit propre, l'Europe se voudrait capitale, chef d'un lieu privilégié, fécond, auquel elle pourrait s'identifier. Elle y accumule le savoir, les connaissances, les biens et marchandises, et aussi la pensée, la métaphysique, les valeurs, tout ce qu'on peut capitaliser, toutes les modalités du capital. Le capital, ce n'est pas seulement la finance, c'est aussi une fabrique de civilisation où l'esprit, la liberté, le commerce, la science, la technique, le corps, les valeurs fiduciaires et culturelles sont étroitement associés. Derrida ne s'enferme pas dans une seule définition du capital, il cherche à en restituer la polysémie : travail, domination, plus-value, rendement, puissance, individu, désir, tout ce qui fait la détermination économique, métaphysique et objectivable du sujet. Le cap qui fonde la prétention européenne à l'universalité, c'est aussi le lieu de la désidentification, de la différence avec soi-même, le lieu où se propage une ouverture, une fission en chaîne qui désassemble, produit une altérité qui lui est étrangère. Il faut prendre acte de cela, dit Derrida, et il insiste sur le il faut, ce devoir de renouveler le geste où les antinomies du capital s'ouvrent à l'infini, où ses injonctions multiples l'excèdent lui-même. C'est l'autre rive ou autre cap, un point de liberté, de débordement de l'économie ou de transmutation des valeurs où la plus-value s'absolutise, se spiritualise (selon le vocabulaire de Valéry), cède la place au sans-prix.

 

3. L'autre cap.

L'Europe reste hantée par les axiomes de finitude ou de différence d'avec soi. Sa culture la conduit à rechercher toujours la nouveauté. Le titre du livre de Derrida sur l'Europe n'est pas Le cap, mais L'autre cap. L'antinomie européenne, c'est que son cap est aussi un autre cap. Dans décapiter ou dans peine capitale, on garde le cap - c'est toujours la logique du capitanat, celle de la modernité. Mais il arrive que pour répondre du cap, il faille changer de capitaine ou de destination. C'est la thématique de la crise, celle de l'Europe, de l'universel. L'autre du cap est encore un cap et ce n'est plus un cap, ou si c'est encore un cap, c'est le cap de l'autre.

L'autre n'est pas toujours le meilleur, il peut être le pire. L'esprit européen dont elle est si fière n'est pas seulement à l'œuvre dans les sciences ou les arts, il l'est aussi dans les discours totalitaires ou nazis. Si Derrida a consacré tant de temps et d'effort à lire Heidegger, c'est aussi pour repérer la complicité générale de l'Europe avec le nationalisme, le racisme, la domination coloniale. Penser la Shoah c'est soumettre à la question, rigoureusement, radicalement, la métaphysique et la rationalité occidentales.

Changer de cap, s'ouvrir au cap de l'autre, refuser l'exclusion en résistant à toute prise de pouvoir, mettre en péril le capital, c'est la responsabilité d'aujourd'hui. Il faut, pour répondre à une promesse de nouveau, une nouvelle topologie, qui ne serait plus liée de la même façon à la cité (polis). Cette autre politique ou quasi-politique n'est pas sans risque. L'absolument nouveau peut se transformer en violence, racisme ou xénophobie. Il peut faire venir le meilleur ou le pire. Dans l'acapitale (l'absence de capital, de capitale), il y a toujours de la capitale.

 

4. Endurer les apories.

L'identité européenne, pour autant qu'elle puisse exister comme telle, se veut universelle, mais d'une universalité ouverte, dépourvue de règle générale. La raison, l'hospitalité, la liberté, la démocratie sont des exigences, des axiomes, mais aucune règle générale ne vient concrétiser la mise en œuvre de ces abstractions. Il n'y a pas et il ne peut pas y avoir de science de l'universel : c'est cette forme négative, ce paradoxe qui détermine la responsabilité dans l'héritage européen. Il nous laisse démunis. Il faut répondre d'une certaine exemplarité, il faut témoigner d'un appel de la mémoire européenne à l'universel, mais il faut aussi que chacun, pour chaque décision, fasse l'expérience de ce paradoxe. Ce Il faut est un devoir, dont Derrida donne une série d'exemples, tous aporétiques :

1. réidentifier l'Europe, rappeler son héritage, sa promesse, et aussi rappeler ce qui n'est pas européen, est tout autre par rapport à l'Europe,

2. ouvrir l'Europe sur l'autre cap, qui est encore le cap européen, et aussi sur "ce qui n'est pas, n'a jamais été et ne sera jamais l'Europe".

3. accueillir l'étranger pour l'intégrer, et aussi "pour reconnaître et accepter son altérité".

4. critiquer le "dogmatisme totalitaire qui, sous prétexte de mettre fin au capital, a détruit la démocratie et l'héritage européen", et critiquer aussi l'autre dogmatisme qui instaure une religion du capital,

5. cultiver la vertu de l'idée critique et de la tradition critique, et aussi la soumettre à "une généalogie déconstructrice qui la pense ou la déborde",

6. assumer la démocratie et le droit international, et aussi une promesse de démocratie qui reste à penser, une démocratie à venir,

7. respecter les différences, les minorités, et aussi la loi de la majorité, l'universalité du droit formel,

8. penser la raison, les Lumières de ce temps et aussi respecter, tolérer et respecter tout ce qui ne se place pas sous l'autorité de la raison : la foi, les excès, les pensées questionnantes. Cette aporie, comme la suivante, est une aporie du troisième type - quand il n'y a plus de chemin, plus de passage, plus de déplacement, plus de frontière, plus de référent...

9. appeler à une responsabilité qui respecte ce double impératif contradictoire, qui endure ces antinomies, et aussi les pensées qui, pour les institutions, peuvent être accusées d'irresponsabilité.

 

5. Un héritage irrévocable.

L'Europe nous oblige. Nous, qui ne pouvons refuser ce nom d'Européens, nous n'avons guère le choix, nous sommes hantés par ce spectre, assignés à cet héritage sur un mode comparable à celui de l'héritage abrahamique : hospitalité, responsabilité, subjectivité, secret, silence. Jacques Derrida compare cette série de devoirs aux dix commandements : "Il s'agissait de dix ou onze fois le même devoir aporétique, de dix - plus ou moins un - commandements tenus pour des exemples dans une série infinie dont la dizaine ne pouvait compter qu'une série d'exemples" (Apories p39). S'il n'y a dans la liste que neuf exemples de devoirs, quels sont les deux autres ? Supposons : 1°) l'injonction, comme telle, d'endurer les apories, et 2°) encore plus pressante, inconditionnelle, négative elle aussi, l'injonction d'agir sans devoir. Pour s'extraire de toute calculabilité, y compris celle du capital, il faut se retirer du régime de la dette. Mais alors quel est le nous impliqué dans cette injonction négative ? Celui qui se retire de toute origine. L'Européen est bâtard, greffé, polyglotte, hybride. Plus il avance, plus il s'écarte de son chemin, découvrant d'autres sources. Cet éloignement a quelque chose d'effrayant. C'est l'hérétique qui revient avec lui, le démonique, la menace irrationnelle du mysterium tremendum chrétien. Le secret de l'Europe, c'est qu'il n'y a pas de responsabilité sans retour de cette menace.

L'héritage européen n'est pas un patrimoine, c'est un potentiel inépuisable de crise et de déconstruction. Sa responsabilité, c'est de répondre de soi devant l'autre. Mais pour répondre à l'autre, ni la thématique chrétienne du don (repentir, sacrifice, recherche du salut), ni l'idéal du savoir ne suffisent. Il faut aussi un acte de foi, un risque absolu.

 

 

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Propositions

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Premier axiome de l'Europe : pour se retrouver, il faut toujours qu'elle reparte, qu'elle recommence (axiome de finitude)

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Second axiome de l'Europe : le propre d'une culture, c'est de n'être pas identique à elle-même (axiome de différence avec soi)

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Ni la philosophie, ni le droit, ni la démocratie ne sont assignables à une origine, une langue ou un peuple uniques : ils sont bâtards, greffés et polyglottes

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L'Europe ne se rassemble et ne s'identifie à elle-même que dans l'idée, phallique, d'une pointe avancée de l'exemplarité, d'une tâche infinie qui se capitalise

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Avec le logocentrisme, une opération "européenne" impose une hégémonie, une autorité en rassemblant les traditions bibliques et philosophiques

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Le logocentrisme est propre à une aire historico-culturelle, gréco-européenne, tandis que le phonocentrisme est une structure irréductible, universelle

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Il faut, aujourd'hui, tenir compte de la polysémie du mot "capital" pour trahir son ordre, y résister dans la fidélité à l'autre cap ou l'"autre du cap"

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L'héritage européen n'est pas un patrimoine, c'est un potentiel inépuisable de crise et de déconstruction

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Mettre en péril le capital, c'est le menacer dans son idéalité, mettre en crise la culture de l'Europe, son identité et l'universel dont elle répond

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Dans le telos européen, un mal transcendantal est inscrit : la tâche infinie, inconditionnelle, de faire de la raison une totalité organisée, contrevient à l'effectivité des savoirs

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Il faut prendre acte de la fission du capital : en s'ouvrant sur l'autre rive, il s'ouvre lui-même sur un autre, il se désidentifie

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Europe est le nom singulier, absolument propre, de ce qui porte le sujet désirant ou volontaire à son maximum objectivable, sa dimension capitale

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L'esprit est, comme le capital, une valeur excédante : la plus-value absolue et sublime du sans-prix

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L'Europe se trouve aujourd'hui à un moment où elle doit répondre du cap (caput), de l'autre cap ou de l'autre du cap, une question qui se pose de façon absolument nouvelle

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Il faut, aujourd'hui, répondre du discours traditionnel de la modernité en s'avançant exemplairement vers tout autre chose ("l'autre du cap")

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Dans sa constitution même, l'Europe répond de l'absolument nouveau, le nouveau attendu comme tel, au risque du pire

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En politique, la responsabilité, aujourd'hui, c'est de faire l'expérience d'un impossible : répondre à la position d'un cap (l'Europe) en résistant à toute prise de pouvoir

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Il faut lire Heidegger, car toute la culture européenne partage sa pensée de l'esprit, son spiritualisme à l'œuvre dans le discours nazi

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Avec la Shoah, c'est toute la philosophie, la métaphysique et la rationalité occidentales et européennes qui sont radicalement soumises à la question

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Le paradoxe de l'universel, c'est qu'en lui se croisent et se capitalisent les antinomies de l'identité européenne, qu'il faut endurer

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On ne peut exercer une responsabilité - ou une décision, une morale, une politique - qu'en forme négative (sans X, il n'y aurait pas Y), sans règle générale

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Dans sa singularité, son unicité, l'exemplarité témoigne d'un appel de l'universel auquel elle prétend répondre

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Il faut appeler à une responsabilité qui endure les antinomies de l'héritage européen, tout en respectant ceux qui refusent les tribunaux institués de cette responsabilité

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Il y a trois types d'apories, la troisième ne donnant même pas lieu à une aporie déterminée, ne laissant même pas de place pour l'aporie

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Dans l'Hamlet de Shakespeare comme dans le Manifeste du parti communiste de Marx, un spectre, qui marque l'existence même de l'Europe, la hante

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Il faut répondre à l'appel de la mémoire européenne : un devoir aporétique, le devoir universel d'une aporie critique

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Il faut assumer l'héritage européen d'une idée de la démocratie qui reste à penser et à venir, dans la structure de la promesse

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Responsabilité et foi vont ensemble : toutes deux doivent répondre d'un rapport à l'autre, dans le risque absolu, au-delà de toute norme et de tout savoir

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Il n'y aura un avenir pour l'Europe, et un avenir en général, que si la promesse du "mysterium tremendum" chrétien, cette responsabilité hérétique, est déployée radicalement

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