Jan Patocka oppose la responsabilité d'un moi libre - qu'il associe à la religion chrétienne, à la subjectivité, la conscience éthique et à l'histoire de l'Europe - au démonique - qu'il associe au mystère, à l'orgiaque, à l'initiatique ou à l'ésotérique. Il faudrait dépasser, dominer ou détruire un sacré dans lequel l'animal, l'humain et le divin ne sont pas distingués pour accéder à l'expérience de la responsabilité. Mais, fait observer Derrida, la responsabilité elle-même suppose que le sujet réponde de soi, de ses actes ou de ses pensées, devant un autre. Dans son rapport singulier à soi, il s'assujettit à un autre infini devant lequel il est responsable, cet autre invisible qui le voit, lui, sans être vu, cet autre qui fait don de la bonté infinie et aussi de la mort.

Selon Patocka, l'Europe méconnait son histoire, qui est celle de la responsabilité. Au lieu de la poser comme problème, l'homme européen multiplie les savoirs de détail et occulte les fondements. Il ne veut pas avouer son histoire. D'une part son éthique de la responsabilité, qui se présente dans l'épreuve de l'indécidable, doit se dissocier de la religion; mais d'autre part, il ne peut nier qu'à la source de la responsabilité ou de la décision, il y a une forme d'engagement ou de rapport à l'autre indissociable de la religion. Pas de responsabilité sans rapport avec la transcendance de l'autre; pas de responsabilité sans une bonté oublieuse de soi, c'est-à-dire un don, un sacrifice de soi, une expérience de la mort.

Si la responsabilité était soumise à un savoir ou à des normes pré-établies, elle serait niée [il n'y aurait plus de décision individuelle, subjective]; mais elle porte un rapport à l'autre qui est aussi une alliance avec la foi [car c'est devant l'autre que se prend la décision]. C'est par ce paradoxe, cette ouverture excessive, qu'il y a histoire [européenne].