Comment parler de la religion aujourd'hui? [on est en 1994] (pas la religion en général, pas l'essence de la religion ni même son concept, ce qui aujourd'hui opère sous le nom de religion)? Qu'a-t-elle de nouveau, de singulier? Il faut, dit Derrida, "une certaine abstraction" (p9). Laquelle? Une abstraction à la fois concrète, accessible, et aussi "la plus désertique". "S'abstraire de tout", c'est se retirer soi-même dans un désert, s'isoler dans une île - en l'occurrence l'île de Capri, où se trouve Derrida quand il parle, c'est aussi tenter de se retirer en un lieu désertique, un lieu qui résisterait lui-même, de l'intérieur, à la religion.

Dès le début de Foi et savoir (p10), Derrida associe cette abstraction à ce qu'il nomme le mal radical. Ce que les médias appellent le "retour du religieux" intervient à une époque où la machine, la technique, les technosciences et le cyberespace entretiennent une certaine abstraction, la plus radicale et la plus désertique de toutes. C'est un mal d'abstraction avec lequel nous devons vivre. Mais ce mal d'abstraction est-il équivalent au mal radical qu'il mentionne dans le même §3? Peut-être ne faut-il pas aller si vite. Contre le mal, une certaine foi (à laquelle nous n'échappons pas) cherche un salut, mais en même temps elle l'imite, son discours de salut surenchérit sur ce mal. L'abstraction peut nous sauver, mais nous devons aussi nous sauver d'elle.