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Un autre principe de tolérance                     Un autre principe de tolérance
Sources (*) : Derrida, inconditionnalités, principes inconditionnels               Derrida, inconditionnalités, principes inconditionnels
Pierre Delain - "Croisements", Ed : Guilgal, 2004-2017, Page créée le 1er avril 2011 La pensée derridienne : ce qui s'en restitue

[Il faut penser un "autre" concept de tolérance, un principe fondé sur l'hétérogénéité irréductible de l'autre]

La pensée derridienne : ce qui s'en restitue
   
   
   
                 
                       

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Nous héritons, en Occident, d'un concept (ou de plusieurs concepts) de tolérance qui opère(nt) comme des anticorps vis-à-vis d'une histoire où l'intolérance est étroitement associée aux violences les plus extrêmes, des guerres de religion du 15ème siècle aux totalitarismes du 20ème siècle. Ce ou ces concepts de tolérance sont ancrés dans la vie politique et dans les théories du contrat social qui opèrent comme récits ou fictions fondateurs des sociétés modernes. Sans renier cet héritage, peut-on aujourd'hui développer un concept "pur" au sens philosophique, qui ne se bornerait pas au constat pragmatique de la nécessité, pour une société irréductiblement diverse, de se protéger contre les menaces de dissolution ou de destruction? Pour développer un tel concept, on peut partir de la notion derridienne de l'hospitalité.

 

1. L'hospitalité selon Jacques Derrida.

L'"hospitalité inconditionnelle" de Jacques Derrida n'est pas un concept politique ou juridique. Il la qualifie lui-même de "principe". Elle ne fonctionne ni comme une règle de conduite, ni comme un impératif, un programme ou une règle morale, mais comme un horizon en fonction duquel je peux prendre des décisions ou porter un jugement. Prenons, par exemple, la situation devant laquelle je me trouve quand arrive un visiteur étranger. Deux attitudes sont possibles :

- je peux l'inviter à venir chez moi. Je fais alors tout ce que je peux pour l'accueillir avec respect, mais je considère que c'est à lui de s'adapter à mon organisation, à ma vie, ma maison et mon territoire. Puisqu'il vient chez moi, il doit se plier aux règles en usage dans mon domicile. L'horizon ouvert par l'invitation est limité.

- je peux laisser le visiteur s'installer chez moi sans lui poser aucune question sur son identité, sans lui demander aucun compte. C'est ce que Derrida appelle la visitation. Dans ma maison ouverte, je m'expose à ce qui arrive. Ici l'horizon est illimité. Le visiteur peut se transformer en intrus ou même en ennemi. Je ne cherche pas à calculer à l'avance le risque que je prends. Je sais que je peux être affecté (positivement ou négativement) par le comportement de ce visiteur inconnu, imprévisible, indéterminé, mais ce risque est incontournable. Une véritable ouverture à l'autre est à ce prix.

Insistons sur ce point : l'hospitalité inconditionnelle (ou pure, ou absolue) n'est pas une règle d'action, c'est un principe. Si je n'attends absolument rien de l'autre, si je le laisse venir, si je m'expose à la surprise absolue, sans aucune anticipation ni préfiguration possible de ce qui pourrait arriver, je me confronte à une structure que Derrida qualifie de messianité. Cette structure ne fait pas l'objet d'un choix ni d'une décision. Elle caractérise l'expérience humaine de la croyance : nous sommes irréductiblement exposés à la venue de l'autre. Le surgissement qui interrompt le cours ordinaire de l'histoire n'est pas programmé. C'est le simple constat que je ne suis assuré de rien, que je n'ai aucun savoir sur l'autre.

L'étranger de la visitation pourrait être n'importe qui (homme, femme, animal, ange, dieu ou spectre). Ce serait un arrivant absolu qui n'aurait signé aucun contrat ni avec moi ni avec mes proches - ni avec mes prochains. Pour lui, j'envisagerais de me transformer, au risque de perdre mon identité. Je ne demanderais ni échange, ni réciprocité, et j'accepterais même, non sans angoisse, la possibilité qu'il puisse faire la loi chez moi. Tout cela est évidemment inacceptable en pratique. Mais si j'admets l'idée que la visitation puisse être incontournable conceptuellement, alors je suis conduit à prendre la responsabilité d'inventer un lieu de rencontre, de compromis, d'émergence poétique, qui m'ouvre à l'hospitalité pure, tout en me permettant de conjurer ses dangers. La loi ne me suffit pas pour trouver un tel lieu. Il faut prendre acte des conditionnements et des médiatisations imposées par la société, tout en gardant le principe à l'horizon.

 

2. La tolérance libérale.

Je cherche ici à comparer et à mettre en relation le concept "derridien" de l'hospitalité inconditionnelle et le concept "libéral" de la tolérance. Mais un tel concept existe-t-il, ou y a-t-il une pluralité de conceptions libérales de la tolérance?

De John Locke à aujourd'hui, les idées sur la tolérance dans le monde occidental ont beaucoup évolué. Pour ne pas tomber dans l'anachronisme, sans doute serait-il préférable de comparer le principe derridien d'"hospitalité inconditionnelle", inventé dans les années 1980-1990, à des conceptions qui lui seraient contemporaines, ou aux éléments de ces conceptions qui font l'objet d'un certain consensus dans le monde actuel. En amalgamant les différentes pensées de la tolérance de manière sans doute contestable, j'ai repéré 11 éléments, qui ne sont pas nécessairement compatibles entre eux :

1. Il est impossible d'imposer par la force une religion ou n'importe quelle croyance. Faire le bien des gens contre leur volonté peut être un objectif moral, mais c'est en tout état de cause inefficace. La sincérité ne se commande pas (Locke). Tant qu'une croyance ou un comportement n'est pas nuisible pour la société, il ne faut pas l'interdire (Mill). Chaque individu est souverain et peut décider de son plan de vie.

2. Seul l'Etat concentre la violence légitime. Pour qu'il soit neutre [selon les défenseurs de la conception axiologique] ou capable de faire le bien [selon les autres] (par exemple dans les domaines de la vie, la santé, la liberté, la possession des biens matériels), il faut le séparer des religions. Cela conduit aux diverses formes de sécularisation (la laïcité à la française n'étant qu'un cas particulier). La sécularisation est justifiée par son efficacité sociale : elle évite les conflits inutiles et favorise la stabilité.

3. La séparation entre l'église et l'Etat a pour corrélat une séparation entre les sphères publique et privée. Dans la conception individualiste, le modèle religieux est généralisé à toutes les différences culturelles. Les comportements minoritaires, repoussés dans la sphère privée, ne "polluent" pas la sphère publique. Cette règle permet de protéger indirectement les communautés, par l'intermédiaire de la liberté des individus qui les composent. Mais si l'on considère les cultures de manière positive, on doit accepter la possibilité qu'elles soient valorisées publiquement (qu'elles sortent de la sphère privée).

4. L'exigence de justice est antérieure à tout contrat (seul Hobbes ne partage pas cet avis, mais de toutes façons il n'est pas favorable à la tolérance). En conséquence les droits de l'homme sont eux aussi antérieurs à toute contractualisation. C'est le thème kantien de la dignité et du respect. Même si les hommes sont différents, ils sont égaux et doivent avoir les mêmes chances. Chacun peut se fixer des objectifs rationnels égocentriques, mais ce qui compte vraiment, du point de vue de la justice, c'est le "raisonnable", qui repose en dernière analyse sur la sensibilité à l'équité (la justice).

5. L'exigence de liberté est elle aussi antérieure à tout contrat (c'est le premier principe de la position originelle de Rawls). Même si certaines communautés contestent ce principe, il reste une valeur absolue de toutes les démocraties.

6. La généralisation de la tolérance conduit à en faire une valeur morale intrinsèque, une vertu, une disposition personnelle valorisée. C'est ce qu'on appelle la "tolérance-respect", liée au point 4.

7. Dans une société normalisée, où dominent les médias de masse et l'opinion, l'originalité et l'excentricité sont valorisées. On ne peut reprocher à personne de s'opposer au conformisme, car c'est de cette façon-là que la pensée progresse. La tolérance est liée à la liberté d'expression. Il y a un côté utilitariste de la tolérance.

8. Alors qu'elle commence au 18è siècle comme une question politique, institutionnelle et morale, la tolérance s'élargit au 20ème siècle à des domaines de plus en plus larges : croyances morales, philosophiques, comportements, modes de vie, morale sexuelle, divorce, orientation sexuelle, immigration, multi-culturalité, etc... Cette extension se heurte aujourd'hui à la question des limites irréductibles, différentes selon les pays mais dont la liste tend à s'allonger : excisions, mariages forcés, burqa, haine raciale, nouvelles possibilités ouvertes par le biologie (du clonage à la gestation pour autrui), etc... Faut-il mettre un frein à l'élargissement perpétuel de la tolérance et restaurer une certaine autorité? Faut-il renoncer au multiculturalisme et revenir à une conception d'intégration dans des nations homogènes?

9. Si chaque sujet peut choisir des buts différents, il n'y a pas de bien commun (c'est la thèse de Rawls avec son "soi désengagé"). Aucune doctrine globalisante (morale, religieuse ou autre) ne doit être privilégiée et il faut accepter a priori la multiplicité des buts poursuivis. Comme on ne connaît pas à l'avance les conceptions du bien qui s'imposeront, l'existence de l'Etat n'est pas légitimée par un contenu particulier, mais par l'absence de contenu. Les opinions étant diverses et chacun pouvant changer d'opinion s'il le souhaite, on aboutit à valoriser la délibération politique conduisant à une morale minimale qu'on peut toujours rediscuter et remettre en question (Habermas).

10. L'universalisme abstrait n'est pas neutre. Il est le reflet des pouvoirs dominants (le blanc mâle éduqué, hétérosexuel, bien-portant et libéral, de préférence anglo-saxon, etc...). Il faut donc trouver des moyens plus efficaces que la simple loi pour prendre en compte les différences : mesures de discrimination positive, reconnaissance du droit des communautés minoritaires à vivre selon leurs croyances, extension de l'égalité et de la liberté à la sphère privée (thème poussé notamment par les féministes), création de nouveaux droits à la préservation de la culture. Il ne doit pas y avoir tolérance normalisatrice au sens du "bien que je te désapprouve, je te tolère" (tolérance-permission), mais un véritable droit. "Sachez que vous avez le droit de croire ce que vous voulez".

11. Les communautariens et les féministes donnent à la diversité une valeur en soi. Pour aboutir à des résultats concrets, il ne faut pas en rester à une conception métaphysique de la diversité, mais la politiser. Puisque l'Etat, en tout état de cause, n'est pas neutre et défend soit des catégories (le mâle blanc, etc...), soit des positions morales (interdits minimaux à l'égard du meurtre, de la torture, de la polygamie, de l'inceste ou de la mutilation), alors autant assumer cette "non-neutralité", reconnaître la diversité des conceptions du bien (voire des morales comme le défend l'éthique féministe du "care"), prendre en considération les groupes concrets (jeunes, femmes, Noirs, mais aussi minorités de toutes sortes) tels qu'ils sont et agir en conséquence (ce qui peut conduire à protéger des traditions, une culture, une langue). Il faut alors défendre des droits sociaux (par exemple à l'éducation, la santé, le travail) plutôt que des droits abstraits, l'égalité réelle plutôt que l'égalité formelle. En posant les problèmes en termes de pouvoir, de domination, plutôt qu'en termes de principes, on peut être conduit à appliquer les règles de manière diversifiée.

On note que, quelles que soient les positions prises par les uns et les autres dans le "spectre" défini ci-dessus, les problèmatiques libérales ont une certaine unité. Bien qu'il n'y ait pas qu'une seule conception libérale de la tolérance (loin de là), il n'est pas abusif d'affirmer que les différentes conceptions issues de la pensée libérale reposent sur un vocabulaire et un socle sémantique communs.

 

3. Un autre concept de tolérance, qui n'est pas pris en considération par la pensée libérale.

Dans la culture occidentale, nous héritons d’un concept de tolérance certes complexe et divers (décrit dans le chapitre 2 ci-dessus), mais qui relève entièrement de ce qu’on pourrait appeler une tolérance conditionnelle. J'essaierai de montrer que le concept derridien d’hospitalité inconditionnelle laisse ouverte la possibilité d'un autre principe, la tolérance inconditionnelle, qui peut répondre à certaines exigences exclues a priori des différents courants de la pensée libérale de la tolérance, tels que je les ai décrits ci-dessus.

Je m'appuierai sur trois passages de Jacques Derrida où il analyse directement la notion de tolérance, dans Spectres de Marx (1993), Foi et savoir (2000) et Le concept du 11 septembre (2004).

 

31. Rapprochement de la tolérance conditionnelle et de la tolérance libérale.

Dans Foi et savoir (p36) et Le concept du 11 septembre (p186), Jacques Derrida affirme que la tolérance en Occident est d'origine essentiellement chrétienne. Elle a été pensée sur le mode de la charité. C'est un rapport de pouvoir, dans lequel le plus fort déclare au plus faible (ou à la minorité) "Je te laisse vivre", mais il ajoute aussitôt [explicitement ou implicitement] "N'oublie pas que je suis chez moi". Elle est toujours porteuse d'une certaine condescendance qu'on retrouve par exemple chez Voltaire dans l'article Tolérance du Dictionnaire philosophique. Entre catholiques et protestants, la tolérance est de droit, mais quand il s'agit des Juifs, c'est déjà beaucoup moins sûr, comme en témoigne le paragraphe terminal du texte voltairien :

"Mais que dirai-je à mon frère le Juif? lui donnerai-je à souper? Oui pourvu que pendant le repas l'âne de Balaam ne s'avise pas de braire; qu'Ezéquiel ne mêle pas son déjeuner avec notre souper; qu'un poisson ne vienne pas avaler quelqu'un des convives, et le garder trois jours dans son ventre; qu'un serpent ne se mêle pas de la conversation pour séduire ma femme; qu'un prophète ne s'avise pas de coucher avec elle après souper, comme fit le bonhomme Osée, pour quinze francs et un boisseau d'orge; surtout qu'aucun Juif ne fasse le tour de ma maison en sonnant de la trompette, ne fasse tomber les murs, et ne m'égorge, moi, mon père, ma mère, ma femme, mes enfants, mon chat, et mon chien, selon l'ancien usage des Juifs. Allons, mes amis, la paix; disons notre bénédicité."

On voit dans le texte de Voltaire à quel point il conçoit la tolérance comme conditionnelle. Tant que ce sont des chrétiens qui s'adressent aux chrétiens, tant que ce sont des êtres rationnels des Lumières qui s'adressent à d’autres êtres rationnels ou supposés tels, on peut faire preuve de tolérance. Mais dès que surgit un être ni chrétien ni rationnel, on peut légitimement se poser des questions. Voltaire ne s’intéresse en aucune façon au Juif réel (il n’en a sans doute jamais rencontré). C’est une question de principe pour lui. Ce qui est symbolisé par le Juif est l’être qui n’entre pas dans une tolérance « normale ». Si l’on accepte au final de dîner avec lui, ce ne sera pas par application du principe de tolérance, mais en disant la « bénédicité ». Etrange retour du religieux qui implique à la fois un appel à la charité chrétienne (car on n’exclut pas totalement ce souper très étrange) et un désir de se protéger contre l’autre absolu. Le fait de tenir à l’écart ceux qui sont considérés comme inassimilables et irrationnels par nature, évoque le thème du raisonnable de Rawls (point 4 ci-dessus).

Cette réserve voltairienne n’est pas superficielle, elle est le cœur même du concept de tolérance libérale. Quand le champ de la tolérance s'élargira au 20ème siècle (points 8 à 11), on sera obligé de fixer des limites pratiques à cette tolérance, qui reviendront toujours à définir une marginalité par rapport à une appartenance commune qui est et restera seule à bénéficier intégralement du droit à la tolérance. En d’autres termes, ce concept de tolérance ne peut être que conditionnel.

 

32. La tolérance libérale, inverse du principe d'hospitalité.

Dans le paragraphe précédent, j’ai expliqué qu’on pouvait concevoir un principe de tolérance qui aille au-delà de ce que propose la tolérance conditionnelle (hypothèse où Voltaire accueillerait le Juif sans aucune réserve). Mais on peut aller encore plus loin : le cas où non seulement Voltaire accueillerait le Juif, mais pousserait l’hospitalité jusqu’à l’observation de ses règles : voici Voltaire qui séparerait le lait de la viande et se mettrait à manger kasher, non pour honorer l’autre, mais parce qu’il accepterait par principe que la loi de l’autre puisse devenir la sienne. On se situerait alors pleinement dans le contexte de la tolérance (ou hospitalité) inconditionnelle.

Il est clair que ce principe est incompatible avec le modèle hérité des Lumières. Selon Jacques Derrida, c’est même l'inverse. L’objectif de la tolérance libérale est de se protéger par le moyen le plus efficace possible contre les dangers extérieurs – et la tolérance conditionnelle est l’un de ces moyens. Contre les violences de toutes sortes qui se déchaînent aujourd'hui (violences politiques ou religieuses, mais aussi technologies provoquant l'isolement ou l'exclusion de certaines populations, technosciences aux effets imprévisibles ou dangereux comme les biotechnologies ou le nucléaire), on peut défendre une position de prudence qui entrouvre la porte en ne laissant passer que ce qui est compatible avec ce qu’on connaît déjà. Mais on ne peut pas ignorer les transformations de la société. Les clivages ne sont plus seulement idéologiques, religieux, culturels ou linguistiques, ils impliquent des changements de l'espace public à travers des médias et des réseaux qui ignorent le droit national et la souveraineté. Sous cet angle, la tolérance libérale axée sur la préservation de mon territoire, ma maison, ma culture, ma religion (point 3 ci-dessus) dont on espère qu'ils pourront coexister avec ceux des autres, ne suffit plus. Définir des "seuils" de tolérance (point 8 et 11), évaluer le danger des corps étrangers (point 8), conduit à se refermer sur ce qu’on considère comme acceptable.

Le concept de tolérance inconditionnelle de Jacques Derrida pourrait conduire à une toute autre attitude. Il suspendrait les protections usuelles, inciterait l'hôte à s'exposer à l'inédit, à l'imprévu, assumerait le risque que la loi de l'autre s'applique à lui y compris si cette loi est celle d'un processus organique, animal ou mécanique, y compris si cette loi rend sa vie impossible, et l'oblige à se transformer.

Alors que la tolérance libérale considère comme acquises et stables les identités des uns et des autres, la tolérance inconditionnelle ne laisse aucune structure d'accueil intacte, ni les règles de vie, ni les habitudes, ni la loi, ni la langue. Les nouvelles règles du jeu qui s'instaurent à la suite de cette rencontre sont imprévisibles.

Comme je le disais au début de ce texte, il ne s’agit pas d’un modèle pratique, mais d’un concept qui pousse à laisser ouvertes toutes les possibilités, sans s’enfermer dans une appartenance a priori.

 

33. Tolérance comme scrupule, respect de l'altérité infinie.

Est-il possible d’aller encore plus loin que ce principe de tolérance inconditionnelle défini dans le §32 ci-dessus? Eh bien oui. Sur ce point, citons directement Jacques Derrida dans Foi et savoir (p37) :

"Une autre "tolérance" s'accorderait à l'expérience du "désert dans le désert", elle respecterait la distance de l'altérité infinie comme singularité. Et ce respect serait encore religio, religio comme scrupule ou re-tenue, distance, dissociation, disjonction, dès le seuil de toute religion comme lien de la répétition à elle-même, dès le seuil de tout lien social ou communautaire".

On sait que deux étymologies différentes (et concurrentes) peuvent être attribuées au mot religion.

- dans religare, il y l’idée d’un lien social, qui conduit à la tolérance-charité.

- relegere (cueillir, rassembler) renvoie à un ensemble sémantique lié à la sacralité, la sainteté, l'indemne (le sain et sauf) ou la pudeur. Je me trouve devant la chose étrangère comme devant l’altérité infinie de l’autre. Je m’arrête devant elle, comme si elle était pour moi indemne de toute impureté. Cette dimension sacrée détermine un point de respect en-deça de tout langage, un point de scrupule, de retenue, un lieu de retrait, d'extrême abstraction - voire d'extase - à partir duquel on peut s'ouvrir à l'autre, avant tout lien social. Pour Derrida, ce lieu qu’il appelle "désert dans le désert", est aussi le lieu d'origine de la justice.

Quoiqu'on fasse, et malgré tous les efforts qu'on puisse inventer pour s'en protéger, on finit toujours par s'exposer à ce lieu hétérogène. Qu'on le vive comme violence, agression ou menace, qu'on le qualifie de terrorisme ou de "post-modernité", ce lieu insiste, il exige d'être considéré comme tel. Aucun contenu défini a priori par la loi ou la norme ne lui est applicable. Devant lui, on n'a aucun choix. On ne décide pas de le tolérer. Si on le reconnaît, ce n'est pas pour des raisons morales ou éthiques : c'est parce qu'il insiste, sans répît possible. C'est la place du Juif pour Voltaire ou de l'inquiétante étrangeté pour Freud – c’est aussi peut-être la place de l’étranger dans certaines idéologies de rejet radical de l’autre.

Face à lui, les régulations libérales sont inopérantes.

 

34. Hospitalité, tolérance et transformation.

On terminera sur une remarque faite par Jacques Derrida à propos de l'oeuvre de Marx. Devant un texte qui appelle à transformer le monde, on peut faire preuve d'une sorte de neutralité bienveillante. On lit le texte, on le déchiffre, on l'analyse, mais on le vide de sa substance active. C'est une autre forme de tolérance limitée, qui en pratique conduit à l'effacement de la singularité de l'oeuvre. En tolérant, on passe sous silence, on vide une parole de sa force et de son énergie. Il en est parfois ainsi dans les milieux ou les ouvrages académiques, quand un style uniforme met sur le même plan des discours qui ne portent pas les mêmes appels ni les mêmes injonctions.

Reprenant ce thème sous l'angle de l'évolution des cultures, Marc Crépon oppose "l'hospitalité" à "l'assimilation". L'hospitalité bat en brèche le mythe de l'unité de la culture. Chaque langue s'expose à une ou des traductions qui entretiennent son hétérogénéité. Tolérer une autre langue n'implique pas de la laisser vivre à côté ou à distance, dans une autre bulle, chacun préservant son propre "chez-soi". Cela implique un métissage, un partage des idiomes singuliers qui deviennent eux-mêmes communs. Ne pouvant plus être appropriés par quiconque, ne laissant aucun groupe jouir de sa propre homogénéité, ces idiomes ne s'enferment ni dans la tolérance conditionnelle d'origine religieuse, ni dans la tolérance libérale qui vise à préserver un schéma institutionnel stable. Ils s'exposent toujours à de nouvelles traductions.

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Propositions

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L'hospitalité inconditionnelle (visitation sans invitation) est un principe à maintenir; ce n'est pas un concept politique ou juridique

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Dans l'hospitalité sans condition, l'hôte qui accueille évite toute question sur l'identité de l'autre

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Dans l'hospitalité absolue, l'étranger arrivant peut être n'importe qui : il n'est déterminé d'avance ni comme sujet sexué, ni comme personne ou animal, ni comme dieu ou spectre

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L'hospitalité est l'exposition à l'autre, en tant qu'il nous affecte

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L'hospitalité pour l'arrivant absolu est politiquement inacceptable, mais une politique qui ne s'y réfère pas perd sa référence à la justice

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La responsabilité consiste à inventer un lieu de rencontre unique, un compromis entre l'émergence poétique de l'hospitalité et un système de normes

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La tolérance organise un discours aux racines religieuses, le plus souvent tenu du côté du pouvoir

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La tolérance est l'inverse de l'hospitalité : en étant "tolérant", je limite mon accueil, je garde le pouvoir et je contrôle mon chez moi

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"Tolérer", c'est neutraliser une force potentielle qui voudrait se révolter, c'est passer sous silence les transformations qui pourraient changer le monde

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Il y a "visitation" (hospitalité pure) quand l'autre n'est ni invité, ni attendu, et que je dois me transformer pour lui

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L'hospitalité inconditionnelle lève l'immunité qui nous protège contre le tout autre; elle est impossible à vivre et incompatible avec quelque statut que ce soit

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On peut désormais penser une "autre tolérance" comme scrupule, retenue, respect devant la distance de l'altérité infinie

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[A l'assimilation - une notion unitaire et identitaire de la culture, il faut substituer l'hospitalité : exposition et traduction, aux rivages des langues et des empires]

 


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