Derrida
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TABLE des MATIERES :

                            NIVEAUX DE SENS :

 
   
Avant le sexe : la chair, le Dasein                     Avant le sexe : la chair, le Dasein
Sources (*) : Derrida, Heidegger               Derrida, Heidegger
Pierre Delain - "Croisements", Ed : Guilgal, 2004-2017, Page créée le 4 mars 2011 Derrida, femme, différence sexuelle

[De même que le Dasein de Heidegger prétend n'appartenir à aucun des deux sexes, la chair de Merleau-Ponty prétend échapper à la différence sexuelle]

Derrida, femme, différence sexuelle
   
   
   
                 
                       

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1. Heidegger et le sexuel, selon la lecture de Jacques Derrida.

On trouve au début du recueil d'articles de Jacques Derrida a intitulé "Psyché, Inventions de l'autre II", tel qu'il a été réédité en 2003, deux textes sur Heidegger :

- "Geschlecht I, Différence sexuelle, différence ontologique", publié pour la première fois en 1983,

- "La main de Heidegger (Geschlecht II)", conférence prononcée pour la première fois en 1985).

Le mot allemand Geschlecht, qu'on peut traduire par sexe ou genre, mais aussi par famille, souche, race, lignée ou génération, est placé en exergue de ces deux articles. C'est le mot que Heidegger utilise en 1928 pour évoquer la différence des sexes dans son cours d'été de Marburg. Voulant justifier les raisons du choix du mot "das Dasein" (l'être-là) pour désigner l'"étant", plutôt qu'un autre mot plus courant comme celui de "Mensch" (l'homme), Heidegger explique que le mot "Dasein" est plus "neutre", et donc plus adéquat pour désigner quelque chose de geschlechtslosig, un mot qu'on peut dans ce contexte traduire par asexué. On pourrait en déduire que Heidegger dénie ou refoule la différence sexuelle. Mais Derrida attire l'attention sur un double mouvement :

- s'il faut effectivement écarter la différence sexuelle comme telle dans l'Analytique du Dasein, c'est parce qu'elle n'est pas pertinente pour ce qui importe alors à Heidegger : la différence entre l'être et l'étant (différence ontico-ontologique). La distinction des genres telle qu'elle se présente dans la vie courante ne serait, pour reprendre le vocabulaire de Jacques Derrida, "pas à hauteur de différence ontologique".

- mais lorsque Heidegger va plus loin et donne des exemples, on s'aperçoit que le statut de la sexualité n'est pas si clair. Heidegger écrit : Le Dasein n'appartient à aucun des deux sexes ("keines von beiden Geschlechtern ist"). Il reconnaît le fait qu'il y a bien deux sexes, et que le Dasein doit se positionner par rapport à cela. Ce qu'il affirme n'est pas que le Dasein est asexué ou étranger à la différence des sexes, mais qu'il est "non-appartenant", ce qui n'est pas exactement la même chose. Tout le travail de Jacques Derrida dans ces deux articles sera de spécifier ce que signifie, pour lui, cette "non-appartenance". L'adjectif geschlechtslosig n'est pas complètement privatif ni négatif; il désigne un éloignement, une mise à l'écart.

L'interprétation derridienne de Heidegger est ici audacieuse. A partir de quelques mots, il développe une théorie de la dissémination qui déborde largement Heidegger. Avant même d'être divisé en deux genres dans un système d'oppositions binaires, le Dasein aurait été, déjà, sexué. Le sexuel n'aurait pas été refoulé, mais dissocié du binaire. Ce qu'Heidegger écarte au titre de la neutralité du Dasein n'aurait pas été la puissance sexuelle, mais seulement la différence des genres qui vient la suturer. Derrida affirme ici la possibilité d'une sexualité plus originaire, antérieure à la dyade, au discours et au logos.

Le concept derridien, traduit de l'allemand Geworfenheit mais sensiblement différent, est celui de jetée disséminale. Avant même la détermination du temps et de l'espace, le Dasein se disperse, irréductiblement. C'est une dispersion originaire, qui ne peut être dérivée d'aucune détermination, qui précède l'espace, le temps et tous les systèmes d'oppositions. Le Dasein est pris dans une tension, il produit de l'écart, de l'intervalle. En suspens entre la naissance et la mort, sans l'avoir anticipé par aucun projet, sans pouvoir se repérer sur aucun objet qui se séparerait de lui, sans négativité, il est jeté dans le monde. Avant que ne s'institue quelque totalité que ce soit, le corps propre se morcelle, s'éparpille, et c'est cet éparpillement qui brise son isolement et l'ouvre à la pluralité du monde.

Derrida inverse le schéma habituel. Ce n'est pas la différence entre les genres (fondée discursivement, anatomiquement ou socialement) qui produit la sexualité, c'est la dispersion [sexuelle ou pulsionnelle] originaire qui finira par se stabiliser en opposition binaire. Dans l'ipséité originaire du Dasein, avant même l'émergence du "je" et du "tu", il y a déjà la marque d'un "autre sexe".

 

2. Le charnel de Merleau-Ponty.

Cette double démarche du Heidegger de 1928 tel qu'interprété par Derrida intervient à une époque où le philosophe de Marburg se situait dans la mouvance de la phénoménologie. Est-elle aussi applicable à Merleau-Ponty, autre phénoménologue des années 1950, pour son concept de chair? Telle est la question que je voudrais poser ici.

Dans ses textes posthumes (Le visible et l'invisible, L'oeil et l'esprit), Merleau-Ponty veut décrire une expérience plus ancienne que la conscience, une expérience "brute" ou "sauvage", un "être avant l'être" (Visible et invisible p320) quand notre corps et le monde n'étaient qu'une seule et même chose. Dans le temps de cette ouverture au monde, qu'en est-il de la différence sexuelle? Sauf erreur de ma part, on n'en trouve pas mention dans ses textes, même pas pour la "neutraliser" à la façon d'Heidegger. La chair merleau-pontyenne ne serait-elle pas sexuée? et le corps, dans son intercorporéité universelle, serait-il le même pour tous? Peut-être, à moins de découvrir dans Merleau-Ponty l'équivalent de ce que Derrida a découvert dans Heidegger.

Avançons une hypothèse : la distinction senti/sentant, touché/touchant, vu/voyant, qu'on peut rapprocher du paradigme lacanien énoncé/énonciation, cette distinction qui est à l'origine du "chiasme" merleau-pontyen, déclenche le mouvement d'une dissociation. Mais cette dissociation, pour reprendre le vocabulaire de Jacques Derrida, est-elle "à hauteur de différence ontologique"? La différenciation qu'elle induit peut-elle être rapprochée d'un pulsionnel non soumis aux dichotomies du discours?

On ne s'émancipe jamais de son corps. Même quand il semble s'effacer dans la perception, il reste interposé. C'est lui qui met en scène la vision, comme le regard et le toucher. La chair, elle non plus, ne se distingue pas du monde. En rayonnant hors d'elle-même, elle entraîne le visible comme l'invisible, qui ne se détache jamais de ce mouvement. Entre le touché et le touchant, le voyant et le visible, subsiste toujours une adhérence, une proximité qui entretient, à tout moment, la réversibilité. Ainsi l'être merleaupontyen, charnel de bout en bout (et réciproquement), n'a-t-il pas d'extériorité. Il reste solidaire de toutes les instances.

L'image est faite de la même étoffe. Impliquée dans l'être, elle ouvre des perspectives à l'intersection de mes vues et de celles des autres. L'altérité reste confinée dans la duplicité du voir, et rien ne vient se nouer au réel (au sens lacanien) - ni au signifiant, comme le fait remarquer Lacan lui-même dans son hommage à Merleau-Ponty publié dans les Temps Modernes en 1961.

Quant à la voix, je l'entends à l'intérieur de la ma tête comme je l'entends à l'extérieur. Entre les deux, ce n'est pas un abyme qui se creuse, mais seulement un écho de mon expérience qui me fait face, une auto-affection sans extériorité, qui peut tout au plus conduire à la mise en échec de la réversibilité.

Si maintenant l'on revient à la question de la différence des sexes, on aboutit à la conclusion (provisoire) suivante. Merleau-Ponty en resterait à la perception, la vision ou la parole dans l'acte d'une dissociation entre perceptum et percipiens, mais sans l'inscription d'un signifiant (Lacan) ou d'une marque (Derrida). Sa pensée s'arrêterait en-deça du point où était parvenu Heidegger. En d'autres termes, chez Merleau-Ponty, il serait question du petit autre, mais pas du grand Autre.

 

3. Ce qu'on peut avancer à partir de cette double démarche.

Il est un concept sur lequel les trois auteurs se rejoignent [(1) Heidegger (dans son texte), (2) Derrida interprétant Heidegger et (3) Merleau-Ponty devant la chair], c'est celui de l'auto-affection. Chez Heidegger, le Dasein est dépouillé, réduit, jusqu'à n'être plus qu'un rapport à soi. Chez Derrida ce rapport à soi produit l'espacement, il sépare, désunit et désaccorde. Chez Merleau-Ponty c'est la dissociation du voyant et du visible qui entraîne la différenciation dans la chair. Dans les trois cas, le procès d'auto-affection est antérieur au discours.

Mais il y a aussi entre eux des différences d'approche. La dissémination visée par Derrida repose sur l'itération de la marque, coupée dès l'origine de toute dimension corporelle, charnelle ou expressive. Sous cet angle elle diffère de la chair de Merleau-Ponty. Dans les deux cas, c'est topologiquement une pliure, mais la structure n'est pas la même. En se référant aux critères lacaniens, je voudrais ouvrir une piste à développer : alors que la topologie merleau-pontyenne aurait une structure de bande de Moebius ou tout au plus de huit intérieur (qui suppose un point de réversion), une structure qui dédouble mais sans véritablement séparer, celle de Jacques Derrida [ou celle que Jacques Derrida affirme avoir découverte dans Heidegger] se rapprocherait plus du plan projectif ou crosscap, dont la coupure ne produit pas une bande, mais un objet singulier que Lacan a baptisé petit (a). Mais, contrairement au petit (a), le supplément de supplément derridien prolifére, sans être limité a priori par une liste "canonique" d'objets partiels.

La coupure chez Derrida ne tient pas à l'effectuation d'un dispositif comme celui de la cure (l'acte ponctuel de l'interprétation chez Lacan), elle est immanente à l'archi-écriture. Sans cesse répétée dans la série des suppléments, elle est inarrêtable. Chez Merleau-Ponty, la coupure s'arrête à la façon de Cézanne (une contemplation devant un réel inachevé) ou de Valerio Adami (une extase devant la pétrification du fantasme).

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Propositions

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Tout se passe comme si, à lire Heidegger, la différence sexuelle n'était pas "à hauteur de différence ontologique" - et pourtant, la neutralité du Dasein n'est pas asexuelle

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Dire que "le Dasein n'appartient à aucun des deux sexes" n'implique pas qu'il soit asexué, mais au contraire qu'une sexualité plus originaire, pré-duelle, s'y déploie

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Une dissémination originaire appartient à l'être du Dasein : il s'auto-affecte dans un rapport à soi déjà dispersé (espacement, entre-deux)

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Il faut élucider la différence sexuelle à partir de la jetée disséminale, et non l'inverse

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C'est le corps propre lui-même, la chair, qui entraîne originellement le Dasein dans la dissémination, et par là dans la sexualité

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Notre corps a deux côtés : senti (sensible, objectif) et sentant (phénomènal)

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La chair vocale est l'adhérence intercorporelle du parlant et de l'entendant

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Toute chair, même celle du monde, rayonne hors d'elle-même

 


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