En route vers le mont Moriah pour sacrifier son fils Isaac, Abraham ne dit rien. Il ne parle ni à son épouse Sarah, ni à ses proches, ni à son serviteur Eliezer, et explique à son fils que Dieu pourvoira au sacrifice - ce qui sera confirmé à la fin, même s'il ne le sait pas encore. Il prend seul, en secret, dans la crainte et le tremblement, la responsabilité de transgresser la loi qui interdit le meurtre, de trahir l'éthique communément admise dans sa famille et dans son pays. Par son silence, il s'extrait du discours commun, de la pratique usuelle du langage. Au moment de la décision, il se retranche dans sa singularité. S'il se soumettait à la règle générale, s'il tentait de se justifier selon le sens commun, il abdiquerait sa liberté. En prenant la responsabilité absolue d'un acte que personne ne pourrait faire à sa place, en refusant d'en répondre devant les autres, il s'écarte du concept courant, universalisable, de responsabilité. Il ne cherche pas à en proposer un autre concept, différent, il choisit l'exception, c'est-à-dire qu'il s'extrait de tout concept. S'il acceptait de rendre des comptes, de comparaître devant la loi des hommes, c'est son intérieur caché qu'il trahirait. En excluant tout calcul, il s'expose à l'incommensurable d'une responsabilité absolue, injustifiable, inconcevable, impensable, et même irresponsable par rapport à la tentation de l'éthique.

Ne se présenter que devant l'Autre, c'est renoncer à la fidélité aux siens, mais c'est aussi préserver l'ultime secret, celui qui oblige à un devoir absolu, au-delà du devoir, qui peut aller jusqu'au sacrifice et même à la haine pour l'éthique.