On trouve cette formulation dans Donner la mort, ce texte de Jacques Derrida qui porte principalement sur le sacrifice d'Isaac. Quelle est la responsabilité d'Abraham? Doit-il obéir à l'ordre de tuer son fils, ordre donné par un grand Autre qui trahit de manière scandaleuse, monstrueuse, toutes les règles usuelles de l'éthique? La question posée est celle de la responsabilité devant l'"autre". Qu'est-ce que l'autre, ou qui est l'autre? L'"autre en tant qu'autre" (p97), pour reprendre la formulation de Jacques Derrida, c'est n'importe quel autre, pas seulement son fils mais tout autre qui pourrait se présenter, y compris en-dehors de la famille, de la communauté ou même de l'humanité. C'est donc tout autre, sans exception, y compris si cet autre est très différent de moi, autre signification de "tout autre". Je suis donc confronté, dans ma singularité absolue, à l'autre absolu, unique [pas seulement le grand Autre, mais n'importe quel autre], dans sa singularité absolue. Si je ne tiens pas compte de cette singularité, c'est déjà un sacrifice, et même un sacrifice absolu.

Les autres étant en nombre infini, il suffit que je réponde à la demande de l'un d'entre eux pour sacrifier tous les autres, car je ne pourrai jamais répondre à la demande de tous les autres autres. Je sacrifie non seulement mon rapport à cet autre-là, mais à l'éthique en général, qui m'oblige en principe à exercer la même responsabilité à l'égard de tous.

Nous agissons donc, chacun d'entre nous, chaque jour, de la même façon qu'Abraham sur le mont Moriah. Même s'il ne s'agit pas de notre fils, nous sacrifions un autre lui aussi unique, lui aussi digne d'amour, en ne répondant pas à sa demande. En choisissant qui nous ne devons pas sacrifier, sur l'injonction d'un Autre inconnu [inconscient], nous décidons d'être infidèles à tous les autres. Nous nous parjurons, nous trahissons l'éthique.