Un pardon au-delà des normes, du droit et des obligations, un pardon au-delà de l'éthique courante de la société, un pardon hyperbolique, absolu, inconditionnel, sans échange ni transaction, sans souci de réconciliation ni de mérite, c'est un lieu introuvable. La tradition chrétienne l'a approché avec son impératif d'amour. Ce pardon n'a aucun sens. Il n'a aucune visée, pas même de salut. Ce qu'il pardonne n'est pas ce qui est raisonnablement pardonnable, mais au contraire l'impardonnable. Il ne demande pas au coupable de solliciter le pardon, ni de se transformer, ni de devenir un autre, il le considère tel qu'il est, comme coupable, et il lui pardonne. Un tel pardon ne peut se fonder sur aucune politique. C'est une folie, à la fois irréductible et indissociable de l'autre pardon, conditionnel.

Dans son séminaire du 12 novembre 1997, environ trois ans après avoir écrit ce texte (entre février 1994 et avril 1995), Derrida mentionne une source de ce qu'il nomme ici éthique hyperbolique : un entretien donné par Vladimir Jankélévitch à Renée de Tryon-Montalembert, publié en 1977 : "Je dégage une éthique que l'on peut qualifier d'hyperbolique pour laquelle le pardon est le commandement suprême; et, d'autre part, le mal apparaît toujours au-delà. Le pardon est plus fort que le mal et le mal est plus fort que le pardon. Je ne peux pas sortir de là. C'est une espèce d'oscillation". Il en résulte, selon Derrida, dans la même tradition (judéo-chrétienne) une double axiomatique contradictoire, virtuellement explosive.