Derrida
Scripteur
Mode d'emploi
 
         
           
Lire Derrida, L'Œuvre à venir, suivre sur Facebook Le cinéma en déconstruction, suivre sur Facebook

 

TABLE des MATIERES :

                            NIVEAUX DE SENS :

 
   
Le livre de Tobie                     Le livre de Tobie
Sources (*) : CinéAnalyse : En disant oui à l'inconditionnel               CinéAnalyse : En disant oui à l'inconditionnel
Pierre Delain - "Miqra, plus d'une lecture", Ed : Guilgal, 2016-2020, Page créée le 21 juin 2016 Le texte biblique, s'il survit, reste sacré

[Le livre de Tobie enseigne qu'un fils peut rendre la vie et la vue à son père - lequel n'a d'autre devoir que d'en écrire le récit, en faire un livre]

Le texte biblique, s'il survit, reste sacré
   
   
   
                 
                       

Pour l'acquérir, cliquez

sur le livre

logo

 

1. Problématique.

Pour situer le livre de Tobie, qui fait partie des livres dits deutérocanoniques (ceux qui ont été admis dans le Canon chrétien seulement dans un second temps, par opposition aux protocanoniques), on peut avancer une série de dates :

- l'histoire se passe soit au moment de la déportation des dix tribus d'Israël en 722 avant J-C (tribus dites "perdues"), soit avant. C'est le seul texte connu qui concerne directement les Israélites du royaume du Nord. Tobit, père de Tobie, fait partie de la tribu de Nephtali, dont le territoire correspond à peu près à la Galilée. Il est déporté à Ninive, ville assyrienne (près de Mossoul, en Irak), cette ville où le prophète Jonas aurait préféré ne pas aller.

- le texte des cinq livres de la torah (le Pentateuque) a été probablement stabilisé par Ezra en 398 avant J-C, après la reconstruction du second temple qui a commencé en 516 avant J-C (sa destruction est datée de 586 avant J-C).

- La traduction en grec de la Septante est datée de 270 avant J-C, mais la traduction en grec des autres livres, y compris le Livre de Tobit est plus tardive (date inconnue). On a trouvé des fragments en hébreu de ce Livre dans les manuscrits de la Mer morte (Qumran) et aussi dans la Gueniza du Caire, ce qui montre qu'à l'époque du Christ il était connu par les Judéens. Plusieurs versions ont pu exister. Sur la base de différents critères, sa composition est située entre 225 et 175 avant J-C.

- il a été traduit en latin dans la Vulgate par Saint Jérôme, probablement à partir d'un original hébreu, entre 390 et 405 après J-C.

- aux conciles d'Hippone (393) et de Carthage (397 et 419), les évêques (dont Saint Augustin) reconnaissent le livre comme digne d'être lu et cité. Difficile de dire si c'est une introduction officielle dans le canon chrétien.

- au concile de Trente, en 1546 (contre-Réforme), on décide que le texte grec, le seul qui subsiste aujourd'hui, fait officiellement partie du canon catholique. Pour les protestants, il reste qualifié d'apocryphe.

Voici la question que je pose : Pourquoi ce livre-là, qui était à coup sûr accessible en hébreu au deuxième siècle avant J-C, et aussi au moment de la fixation par les pharisiens du canon de la torah (vers 80 - 100 après J-C par les docteurs de Jamnia), qui a été traduit depuis l'hébreu dans la Septante et la Vulgate, se retrouve dans le canon catholique et orthodoxe (mais pas protestant), en 1546, mais est non seulement écarté du canon juif mais exclu de tout commentaire talmudique? D'autres textes de la même époque (Ben Sira) ou plus tardifs (le livre d' Esther) sont conservés ou commentés par les talmudistes. Quelque chose, dans le livre de Tobit, gênait les initiateurs du Talmud. Quoi?

 

2. Rappel de l'histoire de Tobit et Tobie.

Tobit (ou Tobeit en grec) fait partie des israëlites frappés par la répression qui a suivi la révolte des tribus du Nord après la mort de Salomon (990 avant J-C). La date est indéterminée, les déportations ayant duré jusqu'en 722. Il affirme dans le chapitre I respecter les mitsvot de Jérusalem [bien que l'action se situe avant la fixation de la torah]. Bien qu'orphelin, il appartient à une famille plutôt favorisée, on dirait aujourd'hui assimilée. Grâce à l'appui de cette famille, liée aux autorités de Ninive, il vit plutôt bien et peut élever son fils Tobie (Tobias en grec). Mais son comportement déplait aux autorités, car non seulement il fait l'aumône, mais en plus il ensevelit les cadavres qui sont jetés sans sépulture par-dessus les murailles de Ninive. Ces cadavres sont ceux d'Israëlites qui refusent l'assimilation complète. Il subit donc deux châtiments : d'une part, on saisit tous ses biens; et d'autre part, il est contaminé par une maladie des yeux - peut-être liée à sa fréquentation des cadavres. Il devient aveugle et est réduit à la misère. Pour survivre, il doit récupérer une somme d'argent que, lors de ses voyages, il avait déposée chez un cousin éloigné, Gabaël. Il envoie son fils, accompagné par un homme choisi parmi les pauvres de la ville, qui s'avérera plus tard être l'ange Raphaël. Sur le chemin, ils passent la nuit chez un autre cousin, Ragouël, qui a une fille, Sarah, qui a vu mourir sept fiancés le soir des noces (ils auraient été tués par le démon Asmodée, sans doute pour éviter les mariages mixtes). Tobie et Sarah tombent amoureux, Raphaël assure Tobie qu'il ne mourra pas et lui donne un remède qui guérira l'aveugle. Tobie peut revenir à Ninive, guérir son père, le sortir de la misère et surtout l'enterrer dignement, conformément à ses souhaits.

Donc je reviens à l'énigme de départ. Pourquoi ce texte a-t-il été écarté du canon juif? Je vais m'inspirer en partie de ce que dit Jacques Derrida sur ce texte dans Mémoires d'aveugle pour faire les observations suivantes :

 

3. Le rapport à l'oeuvre.

On peut aborder cette histoire en partant de la fin. Dans le chapitre 12, après le mariage de son fils, Tobit propose de donner la moitié de ses biens à Raphaël pour le remercier. Raphaël répond que ce n'est pas ce genre de salaire qu'il lui faut. Il faut louer Dieu, prier, faire le bien, faire l'aumône, et surtout révéler les oeuvres de Dieu. "Mettez par écrit tout ce qui vous est arrivé", demande-t-il (Tob 12:20).

cf ici, §2.

Puis vient la prière de Tobit (chapitre 13). Il y a aussi beaucoup de prières dans ce texte. C'est une louange de dieu et de Jérusalem (ce qui, évidemment, traduit une composition par les Judéens du royaume du Sud), et aussi une invitation à la bénédiction. Tobit remercie Dieu pour lui avoir procuré une nouvelle vie (il survivra plus de 50 ans à sa guérison), mais le moment important du texte est sa mort (chapitre 14), comme si cette résurrection ne lui avait procuré un surcroît de vie que pour lui garantir un surcroît de jouissance devant la mort. Ce n'est pas lui qui vivra, c'est son fils, sur lequel s'accumulent tous les héritages, et son petit-fils. Ils ne vivront pas à Ninive, mais dans une contrée plus hospitalière (à Ecbatane en Médie, chez son beau-père Ragouël).

Ce qu'on peut dire aujourd'hui de cet écrit tel que nous en héritons nous-même, c'est qu'il ne se sera pas adressé aux Juifs, mais seulement à certains chrétiens, comme si dans les conditions des tribus perdues, la fidélité de Tobit ne pouvait que conduire à une sorte d'infidélité, ou comme si la tradition israëlite (royaumes du Nord), même quand elle se réclame du judaïsme, ne pouvait se transmettre que traduite dans une autre langue.

 

4. Le rapport à la mort.

Le titre du livre est "Tobie" (le nom du fils), bien que le texte raconte essentiellement la vie du père dans son rapport à la mort, y compris sa propre mort. Toute cette histoire semble dominée par l'idée d'une mort digne. On pourrait le titrer : la mise au tombeau de l'homme qui mettait au tombeau. Bien sûr, son fils Tobie se marie, il a des enfants et une descendance. Mais son premier devoir est d'enterrer dignement son père. C'est sur ce point que le texte insiste.

cf ici, §3.

 

5. Aveuglement, rapport père/fils.

Il est étrange que la punition de Tobit, pour avoir enterré les morts, soit l'aveuglement. Cet aveuglement est l'une des originalités du texte. Dans l'Ancien Testament, perdre la vue, c'est avancer en âge, c'est être proche de la mort. Quand un vieil homme perd la vue, c'est qu'il va transmettre la vie à son fils, il le bénit. C'est ce qui arrive successivement pour les deux patriarches Isaac et Jacob. Tous deux, à cause de leur aveuglement, bénissent par substitution l'autre fils, celui qui ne bénéficiait pas naturellement du droit d'aînesse. L'aveugle devenu voyant laisse venir une autre vision, hétérogène. Un fils remplace un autre. A l'ordre naturel, on substitue un autre ordonnancement. On retrouve une telle substitution dans l'histoire de Tobit, puisque le père est sauvé par un contre-poison, un remède (v. ici, §1, une comparaison entre les histoires d'Isaac et de Tobit). Il faut cet artefact pour lui faire don d'une survie. Pour Isaac comme pour Tobit, il y a prise en charge de la loi par un tiers. Quand cette prise en charge échoue, alors il y a risque de catastrophe, de mal radical. C'est ce qui est sur le point d'arriver dans l'histoire du juge Eli, et c'est ce qui arrive effectivement dans celle du prophète Akhiyahou (v. ici, §2, un résumé plus précis de ces deux histoires).

 

6. Résurrection.

Dans ces figures bibliques de l'aveuglement, le père, ayant perdu la vue, se retire devant le fils. Ce retrait est irréversible. Pour que les générations puissent se succéder, il faut que la vieillesse et l'aveuglement soient impossibles à soigner, à guérir. Désorienté par la mort qui approche, l'aveugle s'ouvre à l'autre, il est en mal de fils. Dans cette logique de l'Ancien Testament, si on rendait la vue au vieillard, c'est l'ordre des générations qui risquerait d'être bouleversé. Un tel bouleversement est justement ce qui arrive avec le christianisme, où le père et le fils se confondent dans la même divinité. Tout se passe, dans le Livre de Tobit, comme si l'ange Raphaël, par la main du fils Tobie, octroyait au père une résurrection. Tobit récupère à la fois la vue et un demi-siècle de vie. Raphael guérissant Tobit peut être interprété comme le Christ guérissant les aveugles.

Dans l'histoire de Tobit, l'aveuglement n'est pas associé à un vieillissement naturel, mais à un empoisonnement par des oiseaux ou par un démon, un acte artificiel qui ne peut être annulé que par un moyen artificiel, une condamnation qui ne peut être compensée que par un miracle. Peut-être les sages de Jamnia ont-ils trouvé cette histoire trop chrétienne. En éliminant le Livre de Tobit de tous les commentaires, ils ont évacué tout soupçon de résurrection. Vouloir rajeunir un vieillard aurait été, pour eux, de l'ordre de la magie, qui est interdite dans le judaïsme. Il ne peut pas y avoir de Faust juif, ce serait brouiller toutes les distinctions, entre le vieux et le jeune, le voyant et l'aveugle, le vivant et le mort, le père et le fils. Ces distinctions sont solidaires, et si on en menace une, on menace toutes les autres.

 

7. Pleurs.

Malgré le supplément de vie et de vue qui lui est accordé, Tobit ne se réjouit pas. Lui et sa femme Anna ne cessent d'implorer, de pleurer. Dès le début du récit, Tobit pleure sur son sort (2:7), il se lamente (3:1), Anna pleure quand Tobie s'en va (5:18), elle pleure pendant son voyage (10:4), Tobit pleure quand il revient (11:9). Sur le chemin, toute la famille de Ragouël pleure (7:5-8), puis la femme de Ragouël pleure en mariant sa fille (7:16). Tobit pleure quand il recouvre la vue (10:14). Un père pleurant est un père qui s'efface, se retire. En s'adressant à un autre invisible, en priant, en louant l'autre, le tout autre invisible, il reconnaît la dette, il renonce à sa toute-puissance paternelle. Selon Derrida, l'essence de l'oeil n'est pas la vision, mais l'imploration. La fonction scopique, souvent dévalorisée dans la tradition juive, est remplacée par l'imploration. Tobit perd la vision, mais il ne perd jamais la capacité à pleurer. A partir des pleurs, de la prière et de la louange qui vont avec, il peut s'adresser au tout autre. Dans la période d'aveuglement, le texte insiste sur les autres fonctions de l'oeil.

 

8. Porter le monde de l'autre.

Quand on lit le Livre de Tobit avec un peu de recul, on peut faire une étrange comparaison. Tobit ne supportait pas les cadavres sans sépulture, c'est-à-dire les morts dont on ne peut pas faire son deuil. Il n'avait pas trouvé d'autres solution pour honorer ces morts que de les enterrer. Si je lis ce livre avec le regard d'aujourd'hui, je ne peux pas éviter de faire une comparaison avec la Shoah. Que faire de ces millions de mort sans sépulture? La réponse d'aujourd'hui ressemble à celle qui est proposée par Raphael : nous disons leurs noms le jour de Yom Hashoah, et nous racontons leur histoire. Aujourd'hui encore, il faut écrire. Tobit voulait porter le deuil des dix tribus massacrées et déportées par les Assyriens, disparues sans laisser de trace. Après cette disparition, il ne restait que le royaume du Sud (Juda), dont les rabbins d'aujourd'hui sont les lointains descendants. Ils ont préféré enterrer le Livre de Tobit, l'oublier, le laisser aux chrétiens. Mais ce monde disparu insiste, il prend des chemins inouïs. En ce point je voudrais citer un poème de Paul Celan, Grosse, glühende Wöhlbung, publié en édition bilingue dans le recueil La renverse du souffle (Seuil, 2003), traduit par Jean-Pierre Lefevbre sous le titre Grande voûte incandescente. Le dernier vers de ce poème, très souvent commenté, se dit en allemand Die Welt ist fort, ich muss dich tragen : Le monde est parti, il faut que je te porte. On ne peut pas faire le deuil des morts sans sépulture, car ils n'ont pas vécu leur vie, ils ont été privés de monde. Notre tâche n'est pas seulement d'en garder le souvenir, mais de faire vivre en nous leur monde, comme si nous étions nous-mêmes porteurs de cette vie qu'ils n'ont pas eue. Peut-être est-ce cela que Raphael a fait savoir à Tobit en lui faisant subir cette épreuve. Il fallait qu'il soit aveuglé pour que son oreille s'ouvre à une autre problématique : Enterrer les morts, ce n'est pas suffisant. Les pleurer, ce n'est pas suffisant. Il faut encore recouvrer une autre vue, une seconde vue, une vision de l'invisible, porteuse de leur monde à eux. Les rabbins de Jamnia, peut-être, ont pensé que c'était trop tôt, qu'il fallait attendre une autre extermination et un autre poète, Paul Celan.

 

9. Avec la vue m'est donné autre chose, plus que la vue.

Jacques Derrida inscrit cette réflexion dans un livre où la mémoire n'est pas analysée comme positivité, mais comme supplément d'une négativité (mémoire d'aveugle). cf : Tobit voit dans son fils qui lui rend la vue l'origine même de la capacité de voir.

Comment porter les morts? se demande Tobit. Il croit qu'il suffit de les enterrer, mais l'ange lui fait savoir qu'il y a quelque chose de plus. En lui retirant la vue pour la lui restituer dans un second temps, il rend visible et sensible une surabondance. L'important n'est pas la tombe, l'important, c'est l'écrit. Il ne suffit pas de pleurer ni de s'occuper des cadavres, il faut écrire dit Raphaël. Cet ange dont le nom signifie "Dieu a guéri" ne se borne pas à la guérison. Il pousse à un autre avenir, celui des futurs lecteurs du texte.

--------------

Propositions

--------------

-

Pour avoir enseveli les morts, Tobit reçoit en surabondance une bénédiction dont il doit se faire le scribe

-

Tous les aveugles de l'Ancien Testament (Isaac, Jacob, Eli, Akhiyahou, Tobit) sont en mal de fils

-

Il fallait qu'Isaac et Jacob soient devenus aveugles pour qu'ils puissent accomplir le dessein de dieu en bénissant par substitution l'autre fils

-

Les figures de l'aveuglement sont dominées par la filiation père/fils où le père, ayant perdu la vue, se retire devant le fils

-

Tobit voit dans son fils qui lui rend la vue et dans l'ange invisible qui l'a guidé l'origine même de la capacité de voir

 


Recherche dans les pages indexées d'Idixa par Google
   
 
 

 

 

   
 
     
 
                               
Création : Guilgal

 

 
Idixa

Marque déposée

INPI 07 3 547 007

 

Delain
TobieVue

AA.BBB

IncondOeuvrer

XN.LLK

DeconsBible

NE.LLE

LX_TobieVue

Rang = XTobieVue
Genre = -