La raison calculatrice se veut souveraine, elle l'exige inconditionnellement. Mais au nom de la même raison, au nom d'un rationalisme inconditionnel, il faut, dit Derrida, suspendre "toutes les conditions, les hypothèses, les conventions et les présuppositions, critiquer inconditionnellement toutes les conditionnalités, y compris celles qui fondent encore l'idée critique" (Voyous p197). Sans cette suspension, il ne pourrait y avoir aucune analyse rigoureuse, aucune décision de pensée. Au nom de l'inconditionnalité (de l'exigence inconditionnelle de justesse, de justice), il faut suspendre cette souveraineté qu'une vieille tradition remontant à Platon associe indissociablement à la raison, et qui est toujours liée aux institutions et au pouvoir étatique. La déconstruction hérite de la même tradition, en la transformant. Elle se réclame d'une raison sans souveraineté qui s'écarte des valeurs, des normes, des règles qui régissent la production du savoir, tout en tenant compte de la nécessité de ce savoir. Quand elle arrive, c'est comme événement qui résiste à la tendance à la rationalisation, à s'inscrire dans un nouveau discours, et suggère un nouveau régime de la raison.

Image extraite de Ghost Algebra (Janie Geiser, 2010).

On pourrait nommer hyper-rationalisme (mot utilisé par Derrida p207) cette exigence de préserver la raison (ou tout au moins l'honneur de la raison) sans jamais renoncer, au nom des "Lumières à venir" (p197), à la déconstruire. Cet ultra-rationalisme peut sembler fou, dangereux, "Ce que je dis là, j'en suis conscient, comporte un risque très grave" écrit Derrida (p199). Mais quand la souveraineté même produit la violence, la cruauté, il est peut-être temps de la dissocier de la raison. Ce pourrait être une définition de la déconstruction, qu'aucun pouvoir n'acceptera jamais.