Pour poser la question de la raison aujourd'hui, Jacques Derrida choisit un exemple concret, un seul : le clonage. Pourquoi le clonage? Quel rapport avec la raison? Il s'agit de "nouer entre elles, de façon rigoureuse et aussi serrée que possible, des réflexions éthiques, juridiques, politiques et surtout, indissociablement, techno-scientifiques - là où l'instance technique, la grande question de la technique et la logique de la prothèse ne sont pas accessoires mais essentielles, comme intrinsèques à la problématique de la raison" (Voyous, p200).

On trouve, dans le clonage, "le meilleure et le pire de la raison, le plus terrifiant et le plus nouveau du calcul comme de l'incalculable, les pouvoirs et l'impuissance de la raison devant les grandes interrogations sur l'essence du vivant, sur la naissance et la mort, sur les droits et la dignité de la personne humaine, sur le droit et le pouvoir de l'Etat souverain dans ces domaines, sur la raison d'Etat qui se donne le droit de s'élever au-dessus de tous les droits, sur le devenir en cours et à venir du droit international" (Voyous p201).

Deux axiomatiques, toutes deux humanistes, semblent s'opposer :

1. favorables au clonage. On peut calculer, programmer ou escompter plus de bénéfices que d'inconvénients du clonage thérapeutique. Il faut donc s'y engager prudemment, malgré les risques. C'est la possibilité du calcul qui l'emporte, y compris pour l'expérimentation du clonage reproductif.

2. opposés au clonage. Ce qui compte, c'est la singularité et l'unicité non répétitive de la personne humaine. Il faut laisser une part d'incalculable à la venue au monde d'un vivant non programmable, unique et irremplaçable, ce qui conduit à interdire toute forme de clonage, y compris par précaution le clonage thérapeutique.

3. Ces deux axiomatiques partagent le même présupposé inavoué : ils ignorent ce que l'histoire doit à la culture, à la société, à l'incalculable. Dans le premier cas, on croit qu'il suffit de maîtriser la technique pour en contrôler les effets, éventuellement négatifs. Dans le second, on suppose que deux clones génétiquement identiques aurant des destins identiques, ce qui est une autre façon de nier l'aléatoire. Jacques Derrida propose une troisième voie : considérer ces techniques comme des prothèses du corps propre vivant. Confrontée à la question du propre, la raison doit reconnaître l'itérabilité, ce lieu de croisement entre la répétition et sa transgression, comme son problème à elle. Comme la raison, le corps propre s'éloigne de lui-même. De même que la loi d'itérabilité interdit d'exclure ce qui vient brouiller ou parasiter les couples d'oppositions, Jacques Derrida, qui ne croit guère à la possibilité du clonage reproductif, évite d'exclure le clonage dit thérapeutique.

Comme le clonos en latin, en grec, le klôn est un phénomène de la phusis - qui n'est pas la nature, mais une force, une croissance (Sem2002 p120), une puissance souveraine d'altération et de mouvement dont la poussée parthénogénétique est imprévisible. On ne peut jamais prévoir le supplément de vie qui pourrait advenir.