Dans l'interprétation derridienne du récit biblique dit du sacrifice d'Isaac, la principale épreuve d'Abraham n'est pas le sacrifice (qui n'aura jamais lieu), mais le secret. Abraham ne doit rien dire à personne de son alliance personnelle, singulière et inconditionnelle avec Dieu. Ce silence contraste avec la diffusion publique de la "bonne nouvelle" christique. Abraham garde le secret sur un engagement qui n'a pas d'autre témoin que Dieu, tandis que les évangélistes racontent une histoire de sacrifice (Jésus vs Isaac) qui se substitue à celle d'Abraham, dont ils se présentent comme des témoins directs. L'alliance d'Abraham reste privée, impartageable, tandis que l'alliance christique passe par une narration publique, une expérience qu'on peut partager. C'est cette fonction médiatrice qui revient dans la médiatisation d'aujourd'hui :

- alors que dans les émissions religieuses juives ou musulmanes, on filme des intervenants qui livrent une analyse, un commentaire de la religion, certaines émissions chrétiennes montrent en direct la chose même (messe, communion, eucharistie, présence réelle, voire guérisons ou miracles). Dans la logique chrétienne, le corps mort du Christ, intériorisé dans l'hostie, est spectralisé. C'est ce corps, transmué en événement sacral, qui est présenté à la télévision sur le mode de l'incarnation.

- on peut comparer ces émissions avec la télévision d'aujourd'hui, dont le pape Jean-Paul II a su exploiter la puissance. Les journalistes se présentent comme des témoins directs de l'événement (la chose même) Ils font croire au public que leurs images, en temps réel, sont l'événement même - alors que ces images sont construites, fabriquées, différées.

- Derrida nomme "mondialatinisation" ce processus où le concept de religion. historiquement latin et chrétien, est généralisé. C'est "l'hégémonie télévisuelle de la religion chrétienne" (p18).

Aux Etats-Unis, pays où les mises en scène sont les plus spectaculaires, on n'hésite pas à montrer en direct, dans les émissions "télévangéliques", des thaumaturges, des miracles et des guérisons. L'exploitation capitaliste de ces scènes de prédication, avec ventes et produits dérivés, est poussée le plus loin possible. Il faut que la religion parle directement, que le médiatique et le religieux fusionnent.

La religion chrétienne est la seule où la prière puisse être mise en scène pour la caméra. Il ne s'agit pas de filmer un homme qui est en train de prier, mais de participer directement à l'acte. La prière est incorporée, en direct, à l'émission, ce qui permet d'y intégrer la prédication (face caméra) et l'annonce publicitaire (appels à participer ou à financer). Sous la pression télévisuelle, d'autres religions peuvent aussi se christianiser.

Le télévangéliste Ernst W. Angley, en 1981, dans le générique de son émission.