A propos de la littérature, Jacques Derrida choisit comme exemple de pardon à soi-même la Lettre au père rédigée en 1919 par Franz Kafka. Cette lettre est-elle un texte littéraire? Oui dit Derrida, à partir du moment où elle a été rendue publique, même si c'est contre la volonté de l'auteur (elle le sera en 1952 sans que son père Hermann n'en ait jamais eu connaissance). Franz fait parler son père, il se met lui-même en scène, donc cette lettre n'est pas seulement une correspondance, elle relève de la fiction, c'est une œuvre, comme le dit Derrida qui insiste sur ce mot dans la conclusion de son livre (p206).

Cette lettre a été voulue secrète. C'est une lettre à soi, mais aussi une lettre du fils au père ou du père au fils. Kafka ne l'ayant pas détruite, on peut la considérer comme un testament abandonné à une dérive, une destinerrance. Du secret de la relation fils/père, quelque chose survit, lisible et illisible. Par le biais d'un texte littéraire, Franz veut démontrer sa propre innocence, demander pardon; et par le biais du même texte, il se pardonne fictivement et il accorde le pardon à son père. Mais puisque c'est un texte, une œuvre, il n'aura pas le dernier mot - pas plus que Jean-Jacques Rousseau ne l'aura eu par ses Confessions. Il y a toujours d'autres lectures possibles, d'autres lecteurs.

Franz Kafka à l'âge de six ans.