- Jorge : Il arrive qu'on se débarrasse d'une oeuvre ou de la problématique même de l'oeuvre. Il ne faut pas oeuvrer, se dit-on, surtout pas. La perte est alors liée à un danger, une crainte. Il arrive aussi que l'oeuvre semble s'éloigner d'elle-même - comme si son statut lui échappait, comme si elle était embarrassée par cette étiquette qu'on lui aurait collée de l'extérieur. Je ne suis pas une oeuvre! clame-t-elle. Elle se sent tellement mieux dans la neutralité de la chose ou de l'objet.

- Lucien : Sans-oeuvre est le mécanisme le plus terrifiant. Dès le départ, l'oeuvrance est forclose, impossible. C'est encore pire que l'absence d'oeuvre - telle que décrite par Michel Foucault à propos de la folie. Le fou n'œuvre pas, mais cette fatalité du sans-œuvre, il la subit comme auto-destruction. Le cas d'Artaud est absolument singulier, car sa passion à lui, c'était d'œuvrer tout en détruisant l'œuvre. Sa logique déréglée s'arrêtait au bord de la folie. Je me suis souvent demandé si nous n'étions pas, nous-mêmes, tentés de fréquenter le même bord. Au fond, nous œuvrons sans cesse, mais nous ne produisons rien qui puisse ressembler à une œuvre - et si nous y arrivions, je crois que nous nous empresserions, nous aussi, de la détruire.

- Jorge : Tu n'attends donc rien de notre travail?

- Lucien : J'en attends autre chose qu'une œuvre... disons, une dispersion, une dissémination de ce que nous faisons sans avoir voulu le faire, l'œuvrance.

- Jorge : Nous n'œuvrons pas?

- Lucien : Nous œuvrons en désœuvrant.