Derrida
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TABLE des MATIERES :

                            NIVEAUX DE SENS :

Les collectes de l'Orloeuvre
   
     
Le retour de Danel Qilen                     Le retour de Danel Qilen
Sources (*) :              
Ouzza Kelin - "Les récits idviens", Ed : Guilgal, 1988-2018, Page créée le 20 avril 1997

 

Soir (Mikolajus Ciurlionis, 1905) -

Récit de la disparition de Laaqib

Autres renvois :
   

(Ce qui s'en étudie)

   
   
                 
                       

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Iphianassa frappa doucement à la porte de la chambre de la date. Le murmure de Guideon se poursuivait, aussi régulier que le débît d'une source. Il était assis sur le parquet, son dos appuyé sur celui de Danel. Celui-ci, qui servait de support et d'interlocuteur, parlait peu. Saphira assistait à la scène, couchée sur le divan. Iphianassa se glissa dans le coin le plus proche et les écouta.

- Danel : Qui était Laaqib?

- Guideon : Un des fondateurs du Cercle. Tu as dû entendre des bribes de son histoire.

- Danel : Pas du tout.

- Guideon : Alors, je vais te la raconter. Vous la connaissez, vous, les filles?

Saphira Beilotshill et Iphianassa Dentyar répondent négativement.

- Guideon : Benedicto Sapintza est un scientifique. Il est l'inventeur d'un procédé qui a fait sa fortune : des verres spéciaux qui possèdent la propriété extraordinaire et unique de garder la mémoire de ce qu’ils ont vu. Je n'ai aucune idée de la façon dont ça marche. J'imagine un système de puces, transparent et intégré dans le cristal du verre. Tout changement visuel en face de ces verres est enregistré dans les puces; seuls ceux qui en connaissent le code peuvent le consulter. Ça coûte très cher et ça remplace avec une discrétion totale des tas de machines : caméras, banques d’image, systèmes de reconnaissance ou de protection. Avec son invention en poche, Bendito a quitté l'université et a créé une entreprise : l'Ellipse. Il n'a pas été un gestionnaire formidable, la société n'existe plus mais le brevet est toujours en vigueur, Bendito vit et entretient le loft avec les revenus qu'il procure. A l'époque dont je vous parle, Bendito était le seul fabriquant et fournisseur de ces verres spéciaux pour le monde entier. Le loft lui servait d’entrepôt, il y recevait peu d'amis et beaucoup de clients, jusqu’au jour où ces quatre copains qu'il ne connaissait pas sont venus lui demander son avis. Il y avait Georges Dabouy, Jacques Bardoul, Albert Egakis et cet homme qui ne s’était pas présenté, ce Laaqib plutôt laconique dont je vais vous raconter l’histoire. Bendito ne connaissait aucun des quatre. Eux non plus ne le connaissaient pas, ils étaient venus consulter un spécialiste sur un point qui les tracassait. lls se demandaient si on pourrait fabriquer une vitre qui verrait directement la nature (sous-entendu : sans passer par le regard de l’homme). A priori, la question était absurde et pas très technique. Une vision sans regard? demanda Bendito. Il garda son calme et son sérieux, fit semblant de ne pas remarquer l'expression bizarre du visage de Jacques Bardoul, et finit par sortir cette remarque improbable pour un industriel et un scientifique : “Messieurs, d’ores et déjà, l’abus de lunettes a rendu l’Occident aveugle! ..." C’est comme ça que la discussion a commencé. Elle a duré quelques jours et quelques nuits, jusqu'au moment où ils ont décidé de créer le Cercle.

- Saphira : Ces quatre visiteurs avaient-ils un but?

- Guideon : Les avis divergent. J'ai tendance à penser qu'ils l'ont abandonné. S'ils en avaient un, il s'est dissous dans le Cercle qui a pris le nom de “Cercle de l’Optique”. Ce nom marquait une sorte de continuité avec l'Ellipse disparue, et l'allusion à l'optique restait en rapport avec la question initiale des quatre hommes. Mais il y avait quelque chose qui ne collait pas, et ceux qui sont venus ensuite ont voulu se débarrasser du nom, Cercle de l'Optique. Ça ne leur convenait pas. Ils ont pris l'habitude d'utiliser d'autres mots, par exemple “Cercle de l'Idve” (du nom du quai où donnent les fenêtres du loft) ou CercleIdve ou encore tout simplement Idv, mais le vieux nom n’a jamais disparu, il est resté dans les habitudes, aujourd’hui encore il coexiste avec quelques autres. A l’époque on ne disposait encore d’aucun mot pour désigner l'Orloeuvre. Mais les origines du Cercle sont une autre histoire, restons'en au destin curieux de Laaqib. A cette époque déjà Laaqib était âgé, c’est ainsi qu’on l’a connu, il a toujours été vieux. Personne ne savait de quoi il vivait, ni ce qu'il faisait le reste du temps ni quels étaient ses objectifs. Il attirait plus d’antipathie que de sympathie à cause de sa façon de parler. Il s’exprimait plutôt sèchement, avec affectation, sans construire ses phrases, sans aucun souci de se faire entendre, en résumant ses idées sous la forme d'aphorismes très brefs à tonalité métaphysique ou mystique. Il a fallu du temps pour s'apercevoir qu’il s’agissait d’autre chose. On n'oubliait pas ses aphorismes. Ils marquaient la mémoire. Certains ont commencé à l'admirer et à noter ses phrases sur des organiseurs ou des bouts de carton, d’autres le considéraient comme un orateur infect mais tentaient de développer ses idées. D'autres encore prétendaient que c'était un plagiaire qui avait dérobé toutes ses brillantes formules à d'autres auteurs (sans jamais les citer, bien sûr). Je suis certain, avec le recul, qu’il a joué un rôle essentiel dans la constitution de l’univers du Galgal, et que sans lui ni Bendito ni Albert ni les autres n’auraient pu lancer la dynamique. La lignée Laaqib a été la première et elle existe toujours, malgré l'effacement de son auteur. Tu connais le principe d’ouverture des lignées. N’importe quel galgalien peut ajouter ou retrancher les propositions qu’il voudra à la lignée de son choix, à la seule condition d'y faire figurer son nom propre. Chaque lignée singulière se rapporte à une personne, ce qui distingue l'Orloeuvre d’une axiomatique. Mais dans le cas de Laaqib, on a perdu depuis longtemps la distinction entre sa lignée personnelle et toutes les autres. La pile Laaqib a pris la place d’une sorte de dictionnaire infini, de méta-lignée où tous les dires cohabitent. Quand Laaqib est cité, on ignore s'il est véritablement à l'origine de la phrase, et quand une proposition quelconque est citée, il n'est pas exclu qu'il en ait été l'auteur.

 

 

- Iphianassa : Tout texte porte la trace de tous les autres. On m'a dit que c'était une citation de Laaqib.

- Guideon : Peut-être, c'est dans son style. Tout ce qui est anonyme est attribuable à Laaqib. Son nom est devenu l’indice du sans-nom. Par lui peuvent passer tous les rattachements et aussi l’absence de rattachement. Mais n'exagérons rien. Cet homme a existé pour de vrai - et d'ailleurs rien ne prouve qu'il soit mort. De nombreux galgaliens ont encore le souvenir de ses petits chapeaux et de sa barbe grise, et beaucoup de phrases encore citées sont sorties de sa bouche, qu’elles soient annoncées ou non comme des citations l'Orloeuvre. Mais attends, je digresse, ce n’est pas l’histoire que je voulais raconter. Je parle d'une histoire qui s'est passée à la fin de l'année 1999, dans le dernier jour, dans la dernière heure, dans la dernière minute. Il n’y avait encore qu’un embryon de Cercle, et le concept l'Orloeuvre sortait des limbes. On vivait la dernière année de ce siècle qui n’apparaissait pas encore comme celui des fondements. Vous connaissez certainement cette proposition de Jim Valkama : l'Orloeuvre est un sous-produit du 20ème siècle. Personne n'a jamais sérieusement contesté cette affirmation, ce n’est pas un dire de Laaqib, ça veut simplement dire qu'avant la fin de ce siècle, on ne pouvait pas savoir que l'Orloeuvre avait émergé. Mais Laaqib, lui, n’a pas franchi le cap de l’an 2000, il est enfoui comme les racines du Cercle. Il date d’avant l’émergence, quand des croisements ultimes formaient sans le savoir de nouvelles graines. Tout ça est oublié désormais, on n’en parle plus, on a refoulé l’autre siècle qui n’a pas laissé le meilleur souvenir, on préfère le remplacer par quelque légende obscure de la mémoire ou du mythe. Pourtant c’est ainsi que les choses se sont mises en place. Le petit groupe s’est élargi, deux douzaines de personnes partageaient ses débats, ils se connaissaient mal, ils avaient décidé de fêter tous ensemble le passage au millénaire suivant, ils avaient choisi pour ça la cave d’un des leurs, dans le quartier de la Bastille, une vaste salle voûtée et humide où ne se rencontraient habituellement que les bouteilles de Bourgogne avec celles de Médoc. La cave n’était pas électrifiée, ils avaient l’impression de remonter le temps plutôt que de progresser vers l’avenir. L’immeuble était vide, les bougies luisaient dans les courants d’air, la terre battue absorbait les sons, ils n’entendaient pas les clameurs de la rue, ils avaient coupé toute communication avec le monde extérieur, ils n’avaient ni téléphone ni radio ni montre ni horloge ni aucun objet susceptible de leur donner l’heure, ils avaient décidé de franchir entre eux la limite du siècle et du millénaire mais sans la pointer, en l’étalant sur une nuit, sans la vivre comme coupure d’un instant, ils rendaient hommage à la pure parole, ils discutaient.

Guideon semble réfléchir.

- Guideon : Pour moi Laaqib, vraiment, c’était un grand homme, un penseur sincère. Il ne cherchait pas la séduction. Ce jour-là comme les autres, il a dit ce qu’il avait à dire, sans supplément ni fioriture. Je ne peux pas restituer exactement ses paroles, je n’y étais pas. Il a parlé de la rupture qui s’était jouée un siècle plus tôt, vers 1900, la rupture de l'humain disait-il, déjà anticipée; il a dit que ce passage de siècle, celui de 1900, avait compté plus qu'aucun autre. Il a dit que l'avenir devenait incommensurable avec tout passé. On ne savait pas à quelle distance on se trouvait de minuit, ça faisait partie de la règle du jeu, on devait en détourner l’attention. Il a jeté un froid, les gens attendaient la gaieté du passage de siècle. Quelqu’un cita le fameux verset “Ce qui a été, c’est ce qui sera”, et l’on aurait pu poursuivre l’échange, mais quelque chose se produisit qui concerne exclusivement Laaqib, et c’est difficile à raconter.

- Iphianassa et Saphira : (ensemble, suspendues aux lèvres de Guideon Berto) : Quoi?

- Guideon : Je vais vous raconter. Je reprends les choses quelques minutes avant l’événement pour essayer d’être clair. Nous supposons que cet événement a eu lieu à minuit pile, mais nous n’en avons pas la preuve, nous nous sommes calés sur lui. La discussion suivait son cours, les agapes étaient modestes, la cave résonnait de nos paroles humides, ils avalaient quelques toasts et préparaient l’inévitable champagne. Lui, il a prononcé une autre phrase, et le phénomène a commencé par la voix.

(Danel) Pendant ces secondes qui précédaient le passage du siècle, je regardais la Mer Noire. La datcha était presque vide. J'ignorais tout du Galgal.

- Guideon : Sa voix a commencé par trembler. Elle perdait sa continuité, traversée de hâchures, comme une bande sonore altérée. Seule la fin de ses phrases était parfaitement nette, le début se confondait avec l'hésitation initiale et le coeur semblait emporté par des vagues. Au début le silence qui commençait les phrases était court, mais il attirait l'attention car il mangeait les premières syllabes. Ce n'était ni un bégaiement, ni un ralentissement, c'était une soustraction des premiers instants de chaque phrase. Personne n'avait jamais entendu parler de cette façon-là. Pour cette raison tout ce qu’il a dit à ce moment-là a été oublié. Ils ont été plusieurs à se tourner vers lui, intrigués par cette déperdition. Quand le phénomène a affecté son visage, tous les participants étaient alertés et l’observaient avec effroi. C’était un effacement des traits, pas un aplatissement mais une véritable perte des formes et de la figure même du visage, un peu comme s'il avait été absorbé par un tableau de Francis Bacon, vous voyez ce que je veux être? Lui parlait toujours, mais ses phrases étaient devenues inintelligibles. Il n’a pris conscience du phénomène que quand ses mains ont été visiblement affectées. Alors, il a compris, et très rapidement, son corps s’est fondu dans l’espace.

- Iphianassa : Il s’est fondu?

- Guideon : Oui. Il a pris les couleurs environnantes jusqu’à s’y dissoudre. “Laaqib, Laaqib!” ils ont crié. Leurs bras traversaient la zone où il était, mais ne sentaient rien. Lui, il répondait “Oui, Oui!” avec ce qui lui restait de voix, ça ressemblait à un écho mais ça ne répétait rien, un fading prolongé, un effacement progressif. Personne n’a rien pu faire, il avait disparu.

- Iphianassa : Et alors, comment ont-ils réagi?

- Guideon : Ils en ont tous oublié l’heure fatidique, le passage de minuit. Ils ont cherché partout des traces ou des restes de Laaqib, ce qui n’a pas pris longtemps parce que la cave était petite. La porte était fermée, il n'y avait aucune aération ni fenêtre, c'était incompréhensible.

- Saphira : C’est une plaisanterie!

- Guideon : Non. Pour entrer dans le 21me siècle, il aurait fallu que Laaqib, comme tout le monde, prenne son élan et saute, qu'il veuille franchir le bord invisible qui sépare un siècle d'un autre. Mais lui n’était pas en route pour ce passage, il n’était pas programmé pour dépasser les bornes du siècle précédent. C’est ainsi qu’on l’a perdu. Le Cercle accédait à un nouveau siècle, mais pas Laaqib. De lui, on n’a conservé que la lignée, un nombre infini de citations et son principal disciple, Max Uryos. Certains disent que sa voix est restée, qu'elle nous assiste en permanence, qu’elle a pris le statut de bien commun partagé par tous, d'inspiration commune, de lien caché par lequel nous avons encore accès aux siècles passés porteurs d'une certaine part d’origine, cette origine à laquelle Laaqib ne croyait pas. Son départ nous rappelle avec éloquence que l’avenir demeurera à jamais inconnu.

- Iphianassa : Alors il est toujours enfermé là-bas, dans la cave du réveillon?

- Guideon : Dans le réveillon, oui, il est enfermé dans le passé. Je crois qu'il est toujours vivant, mais dans son propre espace temporel auquel nous n’avons pas accès.

Iphianassa se dressa et remit un peu d’ordre dans ses vêtements. Elle en avait assez entendu, elle entraîna Saphira dans le couloir.

� Ce qui reste de Laaqib est l'équivalent, en pensée, de ce qui reste de Rothko, après qu'il ait effacé tout contenu à sa peinture.

 


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