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Derrida, fantasme, conjuration, exorcisme                     Derrida, fantasme, conjuration, exorcisme
Sources (*) : "Mourir vivant", un fantasme et plus               "Mourir vivant", un fantasme et plus
Jacques Derrida - "Séminaire "La bête et le souverain" Volume II (2002-2003)", Ed : Galilée, 2010, pp236-7

 

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Derrida, la mort

Un des critères de la modernité occidentale est la possibilité du choix entre inhumation et incinération, où se joue chaque fois autrement le fantasme du "mourir vivant"

Derrida, la mort
   
   
   
Derrida, le deuil Derrida, le deuil
               
                       

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Jacques Derrida annonce, le 22 janvier 2003, à la fin de la troisième séance de la dernière année du séminaire La bête et le souverain, qu'il va s'intéresser à ce qui pour lui est un fantasme de deuil : l'alternative entre inhumation et incinération (p143). Le fantasme, c'est celui du mourir vivant, déjà central dans le récit de Robinson Crusoé. Ce mot fantasme (que dans la même page il orthographie parfois phantasme pour mieux le référer à son étymologie grecque ou fantasme) n'est pour lui pas évident, il doit en justifier l'usage à partir des textes de Freud - tout en débordant la psychanalyse. Comme le symptôme ou le refoulement, le fantasme renvoie à un lieu à peine pensable, indécidable, entre le conscient et l'inconscient. Ce qu'il nomme mourir vivant n'est pas, selon lui, n'importe quel fantasme, c'est un fantasme fondamental, le fantasme même. Dans l'alternative entre inhumation et incinération, c'est la prévalence de ce lieu d'avant le sujet qui l'intéresse.

En-dehors de la modernité, toutes les cultures prescrivent soit l'inhumation, soit l'incinération, de manière très réglée, rituelle. Mais les choses ont changé. "On doit pouvoir se demander ce qui arrive aujourd'hui (...) de très spécifique, de très aigu et d'unique dans l'organisation procédurière de la mort comme survivance, comme traitement, par la famille et/ou par l'Etat, du corps dit mort, de ce qu'on appelle un cadavre (...), dans la façon organisée, dans le dispositif juridique et l'ensemble des procédures techniques par lesquelles nous, comme communauté, famille, nation, Etat, humanité, livrons le cadavre à son avenir, préparons l'avenir d'un cadavre et nous préparons nous-mêmes comme on dit qu'on prépare un cadavre" (pp195-6). La grande nouveauté d'aujourd'hui, unique et sans précédent, c'est que nous avons le choix.

Avant de s'engager dans une analyse détaillée de ces deux possibilités, Derrida multiplie les détours : la survivance du livre Robinson Crusoé (p195), le Walten heideggerien, la pulsion freudienne, le fantasme de la mort comme telle, la définition de l'autre comme celui qui dispose de moi (mon corps, mon cadavre), la conjuration spectrale, le crime contre l'humanité - sur lequel il revient plusieurs fois - ou le pouvoir hégélien de l'esprit. Il faut tous ces préalables pour en arriver à cette question, longuement développée (pp215-246 du livre). Il ne s'agit pas d'une digression, mais d'un élément central de ce séminaire.

Les rockeurs devant les cendres de leur ami disparu, dans le film de Stéphane et Guillaume Malandrin, Je suis mort mais j'ai des amis (2015).

 

 

Ce qui est nouveau, aujourd'hui, c'est qu'en Occident l'Etat et les institutions laissent libre de choisir entre inhumation et incinération. Chacun peut défendre l'une ou l'autre, hésiter entre l'une et l'autre, et les pompes funèbres sont organisées pour que les deux types de funérailles puissent être mises en œuvre. Toutefois ce choix est très relatif, car il y a des points communs, des règles sociales reconnues qui valent pour les deux. On n'a pas le droit de faire disparaître clandestinement un cadavre; la mort doit être constatée par des spécialistes indépendants, selon des règles qui peuvent varier dans le temps et dans l'espace, mais qui s'imposent à tous; les procédures doivent être contrôlables par la société civile, l'Etat, sa police; les dépouilles mortelles doivent être recueillies, traitées selon certains rites, gardées dans des sépultures régulées, normées, localisées, ou bien dispersées après en avoir obtenu l'autorisation. Il n'est pas question de faire ce qu'on veut des restes. Si c'était possible, ce serait insupportable et pour le mourant (qui pourrait être enterré vivant, comme une bête), et pour les survivants, la famille, les héritiers (qui ne seraient pas sûrs du décès).

Choisir entre incinération et inhumation, c'est choisir comment je serai mis entre les mains de l'autre, à sa disposition. L'autre, mon semblable, aura la charge, la responsabilité de décider de ce que devient mon corps. Il s'agit toujours de conjurer la mort, la sienne propre ou celle de l'autre, et en plus, dans les deux cas, il s'agit de respecter formellement, apparemment, le fantasme du mourant : mourir effectivement, comme si je devais survivre à ma mort. Qu'on choisisse l'inhumation ou l'incinération, la même tension, le même double bind auto-immunitaire oblige à conserver des traces de survie dans le temps même où il faut y renoncer.

Quelle que soit la situation, la décision d'inhumer ou d'incinérer ne peut être prise que par un vivant, et un vivant qui se soucie de l'avenir. Que ce soit du point de vue du mourant ou des héritiers, c'est toujours en vue d'un avenir qu'elle est prise. Le mourant doit s'imaginer observant les vivants, donc vivant lui-même, ou l'héritier doit faire un raisonnement, un calcul, sur les avantages ou les inconvénients de telle ou telle solution, les espoirs ou les préjudices, les souffrances ou les soulagements qu'on peut en attendre.

Au terme de l'analyse, l'inhumation et l'incinération sont toutes deux aporétiques. La première facilite le travail "normal" du deuil, mais en l'enfermant dans une économie, elle prive l'autre de son altérité. La fidélité est indissociable de la trahison. La seconde facilite l'idéalisation du mort, mais c'est aussi la meilleur manière de s'en débarrasser. C'est une autre façon d'allier fidélité et trahison, de prendre acte de ce qui à la fois structure et ruine tout travail de deuil. Dans l'inhumation et l'incinération, la même structure logique est prise dans deux contenus sensibles différents. La surenchère de fidélité conduit à l'infidélité, et l'ambivalence amour/haine rend inaccessible l'altérité.

Selon son biographe Benoît Peeters, Jacques Derrida n'a appris le cancer qui allait l'emporter le 9 octobre 2004 que le 14 mai 2003 - un mois et demi après la dernière séance de ce séminaire. Et pourtant, dès la troisième séance, le 22 janvier 2003 (p143), il annonce qu'il va s'intéresser "à l'alternative des deuils et des fantasmes de deuil : entre l'inhumation et l'incinération". A la fin de la cinquième séance, il avoue son impatience : "Bon. Je dis bon non pas pour me lécher les babines ni pour annoncer un menu [après avoir parlé du cannibalisme], mais parce que j'aborde enfin les deux seuls choix qui nous sont laissés aujourd'hui pour répondre au phantasme de mourir-vivant : l'inhumation et l'incinération". Puis vient enfin la sixième séance, le 12 février 2003, où il peut développer son analyse, à quelques mois de l'annonce fatale.

S'agissait-il, par l'analyse de ce fantasme, de mettre une sorte de point final à son œuvre ? C'est toute la thématique du mourir vivant qui y inviterait. Ce n'est pas un hasard si cette thématique est associée au titre d'un livre, Robinson Crusoé, présenté comme une œuvre, et si juste avant de la développer (p230, dans la sixième séance), il cite un texte de Freud où celui-ci parle de son œuvre, du devenir-vivant de son œuvre, pour reprendre son expression. Juste avant que la fin imprévisible ne s'annonce, juste avant qu'il ne soit informé d'un mauvais pronostic, alors qu'il ne le connaissait pas encore, la question du mourir vivant qui se pose à lui de façon théorique, à travers les modalités d'inhumation, se prépare aussi dans son corps, dont il n'a plus la propriété (c'est le non-habeas-corpus dont il parle p210).

 


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