Derrida introduit cette discussion par l'expression française Faut pouvoir - qu'on peut comparer à une autre expression plus courante, Faut l'faire. Ce sont des expressions qu'on emploie d'abord pour nommer l'impossibilité de faire quelque chose : il faudrait pouvoir, mais je ne peux pas. Devant un contre exemple (quelqu'un qui réussit à faire l'impossible), je peux dire Faut pouvoir! mais l'expression laisse entendre un certain scepticisme : le pouvoir est la transgression de cette impossibilité, il est indissociable de l'impuissance et de l'impouvoir, une structure que Derrida compare à celle du pardon, indissociable de l'impardonnable, ou de la vérité, indissociable de la non-vérité.

Isolés, le mot ou le verbe pouvoir n'ont pas de sens déterminé. Il faut une phrase (un contexte, une situation) pour les comprendre. Derrida donne des exemples qui peuvent sembler déroutants. A-t-on le pouvoir de pardonner ? A-t-on le pouvoir de prier ? La possibilité suppose un impossible. Quand le pouvoir vient à manquer, quand il peut manquer, c'est alors qu'il est nécessaire, qu'il se transforme en obligation, injonction. Il faut indique à la fois le devoir et la défaillance. L'expression signifie qu'on n'a pas le pouvoir de faire autrement.

Aguirre, tout-puissant sur son bateau (Werner Herzog, 1972).

Dans la figure ci-dessus, le tout-puissant Aguirre, réduit à l'impuissance, tient un animal dans sa main - le seul pouvoir qui lui reste. On peut lire sur son visage que ce qu'il partage avec l'animal, dans sa détresse inavouée, c'est un pouvoir-souffrir.