Derrida
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de Jacques Derrida

Un seul mot - ou un syntagme.

         
   
"Mourir vivant", un fantasme et plus                     "Mourir vivant", un fantasme et plus
Sources (*) :              
Pierre Delain - "Après...", Ed : Guilgal, 2017, Page créée le 5 avril 2020

 

Danse macabre -

Jacques Derrida reprend, en 2002-2003, la thématique du séminaire "La vie la mort" (1975-76)

   
   
   
               
                       

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1. Le pas au-delà.

Dans ces deux séminaires, à 26 ans de distance, la question du "pas au-delà" est présentée comme un axe essentiel de réflexion. Dès la première séance de La vie la mort, Derrida écrit : "J'annonce par anticipation que c'est à une certaine autre pensée de l'au-delà, de au-delà, du Jenseits de Nietzsche et de Freud et surtout du pas au-delà de Blanchot que je voudrais conduire ce séminaire" (p24). Dans La bête et le souverain, la problématique du pas est introduite à partir du texte de Paul Celan dans Le Méridien, à propos du lieu ou du pas (Schritt) de Lenz qui marche sur la tête (pp360-361). C'est ce pas qui est explicité plus loin dans le commentaire que fait Derrida du Vive le roi de Lucile : "(...) au-delà de toute majesté, donc de toute souveraineté. C'est comme si, après la révolution poétique qui réaffirmait une majesté poétique au-delà ou en dehors de la majesté politique, une seconde révolution, celle qui coupe le souffle ou tourne le souffle dans la rencontre du tout autre, venait tenter (...) de penser une révolution dans la révolution, une révolution dans la vie même du temps, dans la vie du présent vivant" (p366).

A plus d'un quart de siècle d'intervalle, Derrida s'interroge à nouveau sur la thématique du "pas au-delà" comme si elle était neuve, comme si ses tentatives antérieures n'avaient abouti à aucune conclusion ferme et devaient être reprises à zéro. On a l'impression que, malgré tant de travail et d'étude, malgré des dizaines de publications et de séminaires, la question du "pas au-delà" reste ouverte, irrésolue. Sans doute Derrida aura-t-il lui-même tout fait, pendant cette période, pour laisser cette question pendante, indécidée, incertaine. Il faut que son "pas au-delà" reste indéterminé. Mais peut-on dire que le motif n'a pas évolué pendant cette période ? Peut-on dire qu'il n'a pas progressé ? Je ne le pense pas. En comparant les deux séminaires comme on peut le faire aujourd'hui avec le recul, je voudrais soutenir qu'il s'est passé quelque chosequelque chose de l'ordre de l'événement, impossible à raconter comme tel et pourtant effectif, entre 1975 et 2002. Ce quelque chose tient au privilège accordé, à partir de l'été 2002, au vers de Paul Celan : Die Welt ist fort, ich muss dich tragen. C'est ce privilège qui conduit à une reprise du thème La vie la mort à partir de ce que Derrida nomme le fantasme de Robinson Crusoé : Il faut mourir vivant.

 

2. La vie la mort.

Dans la première séance du séminaire de 1975, Derrida annonce qu'il ne fera pas son séminaire sur La vie et la mort, mais sur La vie la mort. En général, explique-t-il, la vie est posée avec la mort, dans une logique de juxtaposition, d'opposition ou de dialectique. En avançant le syntagme la vie la mort, sans conjonction ni trait d'union, il suggère un autre type de rapport ou d'altérité, où l'une ne pourrait ni s'opposer, ni s'identifier, ni se relever dans l'autre. Pour analyser ce rapport, le mot qu'il utilise est celui d'alliance. Entre la vie et la mort, il y a hétéronomie, et pourtant l'une doit s'allier à l'autre. C'est ce rapport d'alliance, annoncé en 1975, qu'il interroge encore en 2001-2003 à travers l'expression Ich muss dich tragen.

Dans le récit de Daniel Defoe, Robinson Crusoé finit par revenir chez lui, en Angleterre. Pourtant Derrida soutient que l'essentiel du livre, son contenu latent, virtuel, c'est la terreur de Robinson devant le risque d'être enterré vivant dans son île, ou avalé vif. C'est un risque, et c'est aussi un désir, un fantasme, celui de mourir vivant. Robinson, en tant que personnage, est obsédé par ce risque, mais The Life and Strange Surprising Adventures of Robinson Crusoe, en tant que livre, ouvrage écrit par Daniel Defoe et commenté jusqu'à nos jours, est toujours vivant. Ce qui arrive avec le livre, c'est un pas au-delà de l'opposition entre vie et mort, fiction et fantasme. Le livre est mort et vif, ni mort ni vif (comme le Walten de Heidegger), il est une alliance du mort et du vivant qui survit par ses réimpressions, ses traductions, ses illustrations, ses filmographies (p193). La prière de Robinson en appelle à un au-delà, comme le livre. On ne peut la penser en opposant la vie et la mort, mais seulement par un au-delà de la vie sans suprématie ni souveraineté, où c'est l'autre qui fait de moi sa chose.

La même logique avait déjà été développée en 1975 à propos de Nietzsche. Le dernier mot de Nietzsche-philosophe, le dernier mot de son auto-biographie, quand il affirme entendre sa propre voix lui parler, c'est son auto-thanatographie : pas le récit de ma vie, mais le récit de ma mort. Raconter sa mort est impossible, mais c'est ce que fait Nietzsche dans Le Livre du philosophe, et aussi dans Ecce homo. Entre 1975 et 2003, de Nietzsche à Freud à Defoe à Blanchot, le mot œuvre, en tant qu'elle est quelque chose "dont est tissé, de part en part, le tissu de l'expérience vivante" [La Bête et le Souverain, Volume 2, p195.], est toujours indissociable du syntagme "la vie la mort". Il faut faire œuvre, dit Derrida, c'est le lieu même de l'alliance (performative) du mourir et du vivant. C'est ainsi, en faisant œuvre, qu'on portera l'autre. Grâce au livre de Daniel Defoe, écrit-il dans La bête et le souverain, Robinson aura trouvé un "chemin entre la vie et la mort, ou au-delà de l'opposition entre la vie et la mort" [Ibid, p147.]. Dans cet ouvrage comme dans l'Ecce Homo de Friedrich Nietzsche, on peut lire un Ich muss dich tragen : c'est le lecteur qui porte le "sans monde" de l'autre, du déjà mort.

 

Jacques Derrida a posé la question de La vie la mort, ensemble indissociable, dans un séminaire tenu à l'ENS en 1975/76. Cette question est revenue lors de son dernier séminaire, tenu sur deux ans à l'EHESS en 2001/03 sous le titre La bête et le souverain. Ces deux séminaires partagent de nombreux thèmes : la vie la mort, l'autobiographie, le plaisir, le souverain. Derrida s'y intéresse, entre autres, aux mêmes auteurs : Freud, Heidegger, Blanchot. En outre et surtout, c'est la même démarche qui revient, celle du pas, du "pas au-delà". À partir de ce qu'il a nommé le mourir vivant, on peut relire son dernier séminaire, et aussi celui de 1975.

 

 

3. Autobiographie.

La question de l'autobiographie est omniprésente dans le séminaire La vie la mort de 1975/76. On la trouve dans ce que Derrida nomme les trois boucles de son année d'enseignement. D'abord dans le texte de Nietzsche, Ecce homo, son seul essai ouvertement autobiographique, le dernier qu'il ait rédigé avant de perdre ses facultés. En publiant des fragments de son texte sur Nietzsche en volume séparé sous le titre Otobiographies (o - t - o), Derrida suspend l'autobiographie à l'oreille de l'autre. Dans la deuxième boucle sur la biologie, il semble reprocher à François Jacob son objectivisme alors que, dit-il, le biologiste ne peut pas éviter de s'impliquer comme corps vivant dans son analyse. Pour ce qui concerne la troisième boucle, celle de Freud, tout le dispositif du Fort/Da dans l'Au-delà du principe de plaisir est analysé comme une autobiographie implicite, dans le rapport du fondateur de la psychanalyse à sa famille, sa généalogie et à l'institution qu'il a créée (toujours vivante aujourd'hui).

Dans le séminaire 1975/76, Derrida multiplie les modalités de nouage de l'alliance vie/mort dans des structures, des "graphies d'alliance", qu'il nomme successivement auto-bio-graphie, auto-thanato-graphie, hétéro-bio-graphie, hétéro-thanato-graphie, jusqu'à l'avant-dernière alliance ou l'ultime paralysie, auto-hétéro-bio-thanato--graphie. 26 ans plus tard, à cette succession de rapports structurels entre vie et mort, il ajoute dans le volume II du séminaire La bête et le souverain, à propos de Robinson courant vers la mort après avoir découvert l'empreinte d'un autre pas, l'auto-bio-photographie (p88), un moment supplémentaire qui semble récapituler ceux dont il avait fait la liste. Ma mort m'arrive comme une photographie future, déjà déclenchée par un dispositif-retard, qui aura obligé l'autre à porter un supplément de vie dont je n'ai aucune maîtrise. Le nouveau néologisme témoigne de ce futur antérieur, un devoir décalé dans le temps et dans l'espace, qui dans une alliance absolument dissymétrique, oblige à la fois celui qui écrit et celui qui lit, celui qui profère et celui qui entend. Nous nous devons à la mort, avait-il rappelé quelques années auparavant dans son texte sur la photographie, Demeure Athènes (1996).

Une autobiophotographie est un supplément de vie qui met en œuvre un dispositif retard dans la course de vitesse entre mort, remémoration, trace et plaisir. Elle peut prendre la forme de l'écriture d'un livre ou d'une photographie, mais aussi de n'importe quel rapport à l'autre, à l'animal. En proposant l'année suivante, en 1997, la thématique de L'animal autobiographique pour le colloque de Cerisy et en titrant sa contribution L'Animal que donc je suis, Derrida fait de ce rapport autobiographique à l'autre un choix, une décision, une obligation. C'est cette obligation qui le conduit à retenir, dans les poésies de Paul Celan, Ich muss dich tragen, expression d'un "pas au-delà" qui élargit l'espace entre auto, hétéro, bio et thanatographie ouvert en 1975. Au-delà de ces possibilités d'alliance, il y aurait un fantasme, le mourir-vivant.

 

 


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