Par le mot "livre", on tend à désigner ce qu'on appelle aussi un "opus" (un ouvrage, une "oeuvre") : un corpus délimité par un commencement et une fin, signé par un auteur identifiable, lequel auteur est supposé l'avoir conçu, produit, fait publier. Un lecteur qui lit un tel livre ne le transforme pas : il le respecte comme totalité conforme à un modèle général reconnu et accepté comme tel. Mais ces présupposés sont contestables. Toute oeuvre ne prend pas la forme d'un livre, et toute bibliothèque ne contient pas que des livres. Ce concept de "livre" ne tient pas à sa matérialité, mais à un ensemble de conditions qui touchent à la reconnaissance juridique et symbolique de l'objet, à son mode de production et de reproduction (l'édition), à ses modalités de stockage, à son économie, son marché. De même qu'une bibliothèque est un dépôt, un lieu de consignation et de rassemblement, un livre est un lieu où l'on pose, où l'on dépose, un lieu de stabilisation ou d'immobilité. Pour légitimer (par l'Etat, la Nation ou une autre institution), il faut d'abord élire, collectionner. Pour classer, inscrire dans un catalogue, archiver, il faut pouvoir nommer, et pour cela il faut un titre, un auteur.