Dans les langues européennes modernes, le même mot, "peuple" (popolo en italien, pueblo en espagnol, people en anglais) désigne soit le sujet politique (le peuple souverain, le peuple en corps), soit la partie la plus déshéritée du peuple (le peuple malheureux, le menu peuple). Cette ambiguité ne procède pas du hasard, car ce que nous appelons "peuple" n'est pas un objet unitaire. C'est une oscillation entre deux pôles opposés : le corps politique intégral, et la multiplicité des corps nécessiteux et exclus.

Le peuple est un concept bipolaire. D'une part l'existence politique (inclusion, bios), d'autre part la vie nue (exclusion, zoe). Chaque fois qu'on le met en jeu sur la scène politique, on désigne d'une part la source pure de toute identité, d'autre part ce qui manque par essence à soi-même. Par rapport au peuple unique dépositaire de la souveraineté, le peuple comme misère embarrassante est un scandale intolérable.

L'extermination des juifs par l'Allemagne nazie peut s'éclairer à partir de cette analyse. Si les juifs représentent la vie nue dont on ne peut pas tolérer la présence, il faut les éliminer. Le Volk allemand représente le peuple en tant que corps politique intégral. Mais le processus n'a pas de limite. La fracture entre les deux peuples se répètant et se reproduisant (il y a encore des handicapés, puis des malades mentaux, puis des pauvres, puis des faibles, etc...), l'ensemble du peuple allemand doit être purifié à l'infini. Il est transformé en vie sacrée vouée à la mort.

Notre époque est celle de la tentative méthodique de combler la scission entre les deux peuples en éliminant le peuple des exclus. Si le développement économique est un idéal incontesté, c'est parce qu'il coïncide avec le projet biopolitique de produire un peuple sans fracture.