Derrida
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Le retour de Danel Qilen                     Le retour de Danel Qilen
Sources (*) :              
Ouzza Kelin - "Les récits idviens", Ed : Guilgal, 1988-2018, Page créée le 25 avril 1997

 

Repas (Maria Blanchard) -

Le repas de Matricia Dentyar

   
   
   
                 
                       

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Quand Matricia Dentyar préparait le repas, il régnait dans le loft une atmosphère de fête. D’abord il y avait un repas, ce qui était loin d’être toujours le cas. La discussion perpétuelle du Cercle n’en était pas interrompue, ni même ralentie, mais la teneur des débats en était subrepticement modifiée. Une certaine joie intérieure, une certaine ironie contrôlée, un certain humour usuellement cachés sous des polochons de phrases un peu lourdes, tout cela (re)faisait surface. Les participants devenaient des convives, les en-cas devenaient des plats, les paroles devenaient des idées, et les interventions devenaient des échanges. Bref il régnait soudain une ambiance à elle, ancrée dans sa chaleur, enracinée dans la présence réchauffante de son corps, comme collée à lui, se déplaçant avec lui, son corps généreux, abondant, encore plus abondant que ses plats, son corps métissé, sonore, multiple, vaste, aussi vaste que son écoute, large et rond, presque illimité, indifférent aux maigres standards actuels de la beauté. Ce jour-là, Matricia avait préparé un menu à base de figues, de pommes cuites au four et de saucisses épicées; chacun, librement, pouvait tester la saveur de son intimité, de sa générosité, de sa sérénité, chacun pouvait se nourrir de son aptitude au partage.

Donc le repas de midi avait commencé un peu tôt pour la plupart d’entre eux. Il les avait forcés à s’extraire d’un lourd sommeil et, pour ceux qui s’étaient aventurés dans la cave, à détacher leur esprit de l'incompréhensible tentative benditienne. Il les avait forcés à se dégager de leurs préoccupations, à parler de choses et d’autres, à évoquer la pluie et le mauvais temps, le dernier film, les sorts et ressorts inattendus de la vie et l’ultime information du jour. On s’amusait un peu, on bavardait beaucoup, on se laissait aller, on ne retenait pas ses phrases, elles dépassaient parfois les normes habituelles.

- ARNO : Mangeons! Est-ce qu’il y a meilleur moyen d’être vertueux?

- NIKITA (s'étranglant) : Vertueux?

Nikita Bavel portait un tailleur noir plutôt court, dont la veste-gilet tenait par une série de boutons qui semblaient directement vissée sur la peau. Le mot de vertu agissait sur elle à peu près comme une arête plantée dans une gorge.

- NADÈGE (allant au secours de sa voisine) : Pourquoi vertueux?

- ARNO : La vertu, tu la trouves dans les actes les plus quotidiens. Regarde-nous. On est là tous ensemble, et qu'est-ce qu'on fait? On mange. Il n'y a pas d'autre raison de le faire que celle-là. On n'applique aucune règle particulière, on ne respecte aucune loi, on mange. Pour moi la vertu se définit comme ça, ni plus ni moins : si tu manges quand Matricia t'appelle, au bon moment, quand toi aussi tu en as envie, alors tu es vertueuse.

- NADÈGE : Tu l’appelles comme tu veux.

- ARNO : C’est un moyen d’agir.

- NIKITA : Je n’ai pas besoin de la vertu pour agir.

- NADÈGE : Et encore moins pour manger.

- ARNO : Tu agis, tu pratiques cette vertu sans le savoir.

- NADÈGE : Laquelle?

- ARNO : Celle qui se trouve dans ta nature.

- NIKITA : Dans la nature, il arrive qu’on trouve des mûres ou des fraises des bois. Mais de la vertu, qui en a déjà ramassé?

- ARNO : Je ne dis pas que la vertu est dans la nature, je dis que la nature est dans la vertu qui est en nous, par exemple dans le simple fait de manger tous ensemble. La vertu ne se ramasse pas, mais on peut la produire spontanément, sans le savoir. Il y a certaines fonctions qui portent ça, comme par exemple manger.

- NIKITA : Assez causé maintenant, mangez!

Et la jeune blonde brise entre ses doigts une longue saucisse rouge avant d’en ingurgiter les morceaux.

Matricia sourit, le regard lointain, serrant ses lèvres épaisses.

Nata Tsvirka était rousse et bulgare, bulgare et rousse, on se rappelait d’elle ainsi, la rousse bulgare, mais ce qui la caractérisait le mieux était son regard bleu-gris, sombre, où se lisaient sa franchise, sa vivacité et aussi sa dureté intérieure, et le fait qu’elle ait été rousse, comme d’autres femmes du Cercle, Sandrine par exemple, ou Carole, l’une des deux soeurs Hargone, rousses elles aussi, que sa rousseur à elle ait été foncée, presque vineuse, cela ne faisait qu’ajouter à cette sorte d’ombrageuse détermination qui se lisait dans son regard. De ses ongles tranchants, Nata découpait de minuscules lambeaux de figues qu’elle avalait l’un après l’autre.

Matricia faisait passer les plats; elle maniait un long couteau effilé qui lui servait à découper des morceaux que les Cerclants dégustaient à la main.

Gert Binveels pelait une pomme brûlante en s’aidant de la pointe de ses dents. Son crâne clairsemé de blonds cheveux filasses luisait sous les ampoules nues.

- GERT : Je propose de boire à la santé de l’ancien président, William Jefferson Clinton, l’homme qui par un seul acte, un seul, a symbolisé tout son siècle!

- NICU (se levant lui aussi) : Excellente idée! A la santé de celui qui a démontré, par la faiblesse qui l’a rendu célèbre, que seul le mensonge était compatible avec la vraie dignité!

Des éclats de rire fusent dans le loft, qui sort de son apathie et lève généreusement ses gobelets de carton.

- GERT : Ne riez pas! je suis sérieux.

Gert, ce cher Gert, il nous avait préparé un numéro dans son style.

Matricia distribue des petits pâtés compacts qui sentent fort le lard et l’oignon. Elle a apporté aussi du vin blanc, qui ruisselle dans les gobelets tendus.

- GERT (d'une voix grave et ronflante) : A la santé de l’Amérique, qui a eu la sagesse d’aimer Clinton! Parce que vous le savez tous, mes amis, si Clinton a terminé son mandat, c’est parce que l’Amérique l’aimait. Ils savaient que cet homme-là personnifiait une morale et que cette morale était légitime, comme le prouvaient les sondages. Alors je vous propose de boire à la morale de l’Amérique, de boire à Monica, de boire à l’éthique clintonesque! Allez, levez vos verres! Cette histoire qui vous fait rire a une signification historique majeure! nous vivrons encore pendant longtemps sous son ombre tutélaire.

- MALAVIKA : Buvons à la légitimité du sexe! Qu’il prenne la place de la politique, pour toujours!

- DICK : Et à la santé du droit de cuissage!

- GERT : Bill et Monica, Monica et Bill, leur histoire est déjà élevée à la dignité d’un mythe. Quel autre couple moderne le mérite autant qu’eux? L’homme le plus puissant de la puissance la plus impériale, la femme qui n’a d’autre arme que son propre désir, les voilà unis pour toujours! Et si les égyptiens déifiaient leurs princes, et si les romains rendaient un culte aux empereurs, nous pouvons mythifier nos héros s’ils sont allés au terme d’un destin insoupçonné. C’est leur côté grandiose. Leur liaison symbolise notre époque, elle en résume la nature profonde, elle peut prétendre au statut d’accouplement cosmique, de mariage mystique!

- TJARA (tapant des mains) : Bravo! Marions-les, marions-les!

- GERT : Ils se sont conduits comme n’importe quel homme ou femme de leur temps. Il n’y avait aucun calcul, aucune préméditation, ils ignoraient la force qui les poussait, grâce à cette ignorance ils ont repris d’antiques postures.

- DICK : C’est vrai! ils méritent d’être reconnus!

(Nata) Pourquoi sortir ça maintenant? Bill et Monica...

Gert met un pied sur une chaise et récite sentencieusement. Sa voix de baryton résonne dans le loft. Qu’il me prodigue les baisers de sa bouche!... Tandis que le roi demeure sur son divan, mon nard exhale son arome. Mon bien-aimé est pour moi un bouquet de myrrhe qui repose sur mon sein.

Tjara et Malavika, les deux copines d’origine indienne, miment entre deux tables les gestes du couple.

- GERT : Clinton avait d’excellents conseillers en communication. Ils lui ont soufflé cette comparaison biblique : David amoureux de Bethsabée! Le roi ayant beaucoup guerroyé, revenu de tout, tombe amoureux de la jeune femme aperçue de loin sur une terrasse, il se l’approprie en expédiant le mari à une mort certaine et l’épouse, l’arrachant à sa famille! Le grand roi David renonce à tout principe moral et accomplit l’acte le plus sordide et le plus fructueux de son histoire, dont le résultat est la naissance de son fils Salomon futur roi et bâtisseur du temple, le plus précieux des cadeaux, celui dont la sagesse aussi étendue que le sable de la mer devait s’incarner en toute chose, animal, végétal, parole ou objet. Mais Bill, lui, qu’en a-t-il retiré? Quelle sagesse? Eh bien je vous le dis, l’expérience la plus féconde pour la suite des temps : les épousailles inattendues du souverain et de son peuple. Tel est le legs décisif qui justifie que ce couple célébrissime soit placé au niveau qui est le sien, un grand mythe de notre temps!

- NIKITA (secouant un gobelet de vin blanc) : A la mémoire de Monica! Elle a fait valoir que le choix n’incombait plus à l’homme, mais à la femme! D’elle, et d’elle seulement, provenait la force masculine de se dresser debout sur ses jambes!

Gert repose son genou sur la chaise et déclare : “Depuis lors l’Amérique est clintonesque et le reste du monde moniquesque; ainsi va le Ctp. Le couple mythique est devenu le modèle de la conjonction réussie, nous sommes tous des Monica au service de la jouissance du Prince. Ma colombe, nichée dans les fentes du rocher, cachée dans les pentes abruptes, laisse-moi voir ton visage, entendre ta voix, car ta voix est suave et ton visage gracieux.”

- MALAVIKA (grimpée sur une chaise) : Olé! Buvons! Buvons à la santé du grand Clinton baiseur! A la prospérité de son peuple, à l’ordre de son monde, à sa technologie expansive, à son taux de croissance, à sa flexibilité, à son dynamisme, à ses créations d’emplois, à sa bourse en hausse perpétuelle, à ses composantes ethniques, ses nègres, ses latinos, ses juifs et ses chinois, à la sublime excroissance webienne appelée Internet, au sourire séducteur de ses marques mondiales, Intel, Macdo et Lévy-Strauss, à ses actrices aux jupes valseuses, à ses soldats bien nourris distributeurs de coca et de sacs de riz, à ses navettes spatiales, aux lasers qui guident ses missiles, à ses vice-présidents, à son nasdaq, à ses junk bonds, ... Aucun string ne résiste à ce charme, nous en témoignons, aucune lèvre, aucune langue, qu’elle soit de Beverly Hills ou de la banlieue de Bombay, ne peut retenir le désir de se noyer à son tour dans ce flot ininterrompu de plaisir et de tune intimement mêlés,,,,,,

(Nata) Gert, il m’avait fait découvrir cette musique, Passaggio, un italien, Berio, une femme qui hurlait son désespoir et sa haine essayant d’échapper à une torture dont on ne savait si elle venait de sa propre peur ou de la peur des autres, le spectacle était superbe mais je l’avais découvert à double sens car il s’identifiait trop au choeur disséminé dans le public, ce Gert, il a eu tort, je l’aime bien mais il m’a provoquée si souvent...

 

 

Il y avait dans le Cercle un index Siècle20 où de nombreux cerclants avaient dicté leurs phrases et leurs propositions sur le siècle passé, siècle dangereux, siècle de passage comme tous les siècles mais unique siècle dont le passage soit un trou, une faille profonde dans la terre et les cieux, un précipice, siècle dépravé, siècle damné, siècle sacré, siècle intouchable entre tous les siècles, le dernier siècle, celui qu’il fallait mettre en quarantaine, celui que l’humanité ne devrait jamais, jamais, répéter à aucun prix. Le fait d’avoir bizarrement remplacé “vingtième siècle” par “siècle20” dans la constitution des lignées du gran’faire servait à exorciser autant que possible le sentiment d’horreur que continuait à susciter la mention de ces décennies si récentes. Nata était passionnée par cette tâche qui l’incitait à revenir souvent quai de l'Idve, elle pensait qu’il fallait sans répit s’interroger sur l’énigme de ce siècle afin que l’avenir en soit dégagé.

- GERT : La clef de voûte et le guide moral de la nation, telle est la place du président, on ne lui donne pas le choix, il occupe cette place, il est forcé de l’occuper. Et pourquoi? Chers Cerclants, en quoi consiste cette légitimité?

(Nata) Ça y est, il redevient sérieux, tout ce discours il l’avait pas préparé pour rien, il faut s’en méfier, il ne laisse rien au hasard.

- NADÈGE : Pourquoi est-ce que tu coupes les figues?

- MATRICIA (en sectionnant des morceaux fibreux de la taille d’un ongle avant de les distribuer dans des assiettes qu’elle pousse avec autorité) : Pour que ça sente bon!

- NIKITA : Conjonction, conjonction! Je conjugue, tu conjugues, il conjuguait, elle conjuguait, nous conjuguerons, vous conjuguiez, ils ont conjugué dans un passé lointain, n’est-ce pas? Qui s’en souvient à part vous?

- GERT : Son ordre moral est là pour longtemps murmure Gert toujours debout mais de plus en plus immobile, ses lèvres se figeant peu à peu.

- NIKITA (hurlant, les mains croisées devant sa figure) : Eh, Gert, réveille-toi! Ouaaaah! Elle saisit sa veste et le secoue, fait des grimaces, l’apostrophe et se mue en tigresse, ses griffes fraîchement peintes de rose vif menaçant le visage de l’homme. “Eh, fantôme, reviens! C’est pas le moment de te retirer dans tes pensées personnelles!! On est encore là, nous, ton discours n’est pas fini!”

- GERT (dans un murmure mélancolique) : Oui, encore dans quelques siècles, sa statue pétrifiée nous commandera, dressée sur son estrade officielle. C’est le commandeur des incroyants.

- NIKITA : Ouaaah!

Nikita, Tjara et Malavika, se tenant par la taille comme trois grâces, dansent un slow ternaire et langoureux, joues contre joues, leurs lèvres roulant l’une sur l’autre.

- NATA : Vraiment?

(Nata) Qu’est-ce que j’ai dit? Pourquoi est-ce que je lui ai parlé? Il va se jeter sur moi.

(Gert) Les trois petites garces pourront toujours se secouer les fesses, elles n’auront jamais le centième du millième de l’appeal de la bulgare, avec ses gros seins fermes.

- GERT (soudain revivifié par le seul mot de Nata) : Ce couple est l’emblème de la circulation du désir. De même que les Anciens demandaient aux dieux de garantir que la lune et le soleil se lèveraient et se coucheraient tous les jours, il nous faut à nous l’icône d’un tel couple pour que notre désir se lève et se couche toutes les nuits.

“Toi peut-être!” dit Nikita vrombissante qui circule entre les tables, ses bras tendus comme des ailes d’avion lâchant leurs charges de bracelets. “Tu as besoin d’un modèle pour orienter ton désir. Mais nous?”

- GERT : En fin de compte, Bill et Monica n’avaient qu’indifférence l’un pour l’autre. Ils nous ont enseigné quelque chose sur nous-mêmes, c’est que nous aimons nos désirs et non ce que nous désirons. Leur exemple est nécessaire car il nous protège contre la perte du désir de désirer. La presse du coeur sert à ça : maintenir serrés les fils et noués les anneaux qui nous attachent à la chaîne du désir, et pour ça aucun symbole n’est de trop, ils sont tous pris dans le carcan des media, et ceux qui possèdent la chair et le prestige du pouvoir sont voués à former la trame de la mémoire légendaire qui nous donne notre place dans la société. “Circulez!” disent les symboles. Et nous, nous circulons.

- NATA (prise au jeu) : Il arrive qu’il y ait quelques points d’arrêt.

- GERT (sa réplique est presque instantanée) : Arrête qui peut! Mais ce siècle flamboyant vit toujours! Le siècle20 est le siècle-matrice! Il est le tombeau des utopies et la source des influences qui causent encore nos douleurs et nos joies!

- NATA : Toi tu y vis toujours, mais les autres?

(Nata) C’est tout ce que je trouve à dire. Il est verbeux, sentencieux, excessif et ridicule, et moi je reprends bêtement l’argument de Nikita.

- GERT : Bien sûr que j’y vis Nata! Parce que tu croyais qu’il avait vraiment fini sa course à Pristina, ce siècle, le jour de l’entrée des troupes de l’OTAN?

- NATA : S’il n’y avait eu que ça dans le siècle, je pourrais te suivre Gert.

Ainsi se noua la dispute entre Nata Tsvirka et Gert Binveels, une dispute qui pour l’instant prenait la forme d’un monologue burlesque. Le Cercle s’amusait avec candeur, la discussion clintonienne (et nullement clitoridienne, malgré la résonance des mots) n’était qu’un des ingrédients du vaste jeu qui le traversait de part en part.

Des applaudissements saluèrent Grégoire portant à bout de bras un régime entier de bananes. Gloria à mille lieues de la vertu et du siècle20 manifestait bruyamment son approbation et faillit se brûler les doigts en saisissant les fruits cuits à la vapeur; Matricia s’esclaffa et montra comment faire : se protéger les doigts par des triples feuilles de Sopalin, aspirer le contenu de la banane en faisant glisser la langue sous les peaux.

- NATA : Le siècle20 n’est pas un siècle, c’est une déflagration dont les ondes destructrices nous secoueront pour longtemps. Il faut s’en protéger.

- GERT : Il y a de la vertu dans ces ondes. Elles ont un charme incomparable, elles séduisent au-delà du temps, au-delà des fautes, au-delà même de la mort.

Gert n’avait pas vraiment contredit Nata, il avait jeté sur elle un regard direct et cinglant, un regard ironique en forme d’offre de combat, de provocation à la lutte. Elle, incrédule, avait inconsciemment compris, mais sa pensée consciente n’avait pas suivi. Elle avait rajusté sa coiffure sage taillée à mi-longueur, elle l’avait scruté à travers ses fines lunettes cerclées de titane, elle avait plissé un peu plus les cernes que sa longue adolescence avait laissées sous ses yeux. Elle était belle, intelligente et désirable, elle le savait, il le savait lui aussi, ce fait-là était un autre centre de la discussion.

A première vue, Matricia était noire. C’était une belle négresse bien en chair, quoi de plus simple? Mais dès qu’on la regardait de près, les choses se compliquaient. Il y avait en elle un mélange, un métissage, mais de quoi? D’où provenait la combinaison improbable de ses joues pâles et de son teint de noix? Peu le devinaient : un mélange d’Afrique et d’Asie, un partage inédit sur notre continent (où les traces du viol européen sont plus courantes), car si nous sommes habitués aux métisses noir/blanc ou jaune/blanc, par exemple, les métisses noir/jaune ou jaune/noir, chinoise-béninoise-cambodgienne-zaïroise ou quelque chose d’analogue, c’était plus curieux, insolite (car dépourvu de blanc), il en résultait une couleur de peau presque inhumaine, un défaut de blancheur incompréhensible, et Matricia, femme énorme plus que charnelle, femme lourde autant que généreuse, femme indiscernable aux formes amalgamées en une masse unique, cette femme débordante ne pouvait pas être exactement comme les autres. Ici, l’enveloppe ne trompait pas, elle irradiait une séduction sans pareille, plus maternelle que féminine, mais plus féminine encore que les femmes.

Donc, la simple présence de Matricia nous éloignait de la discussion; les plats dégageaient l’odeur insistante, indéfinissable, du mélange inhabituel figues - chair à saucisse - épices africaines, et cette odeur chassait celle de Bill et de Monica.

Mais Gert n’avait pas fini, il retenait depuis plusieurs minutes une phrase dans sa bouche.

- NIKITA : Vas’y Gert! Te retiens pas!

- GERT : Cette morale se nourrit de sa propre profanation. Voilà la logique dont nous devons nous inspirer.

Il n’y avait ni assiettes, ni couverts, ni pain pour atténuer les piments, ils mangeaient les sauces avec les doigts qu’ils essuyaient sur des serviettes plongées dans des cruches d’eau fraîche, comme si le simple fait de participer dans le loft aux agapes matricielles limitait l’impact de certaines conventions (pas de toutes, loin de là). Pour ce qui concerne les boissons, on buvait l’eau à même la carafe, et pour ce qui relève du débat, chacun en recevait sa part. Donc, jusque là, tout se passait bien.

- MANUELLE : Moi, ça me plaît.

(Nata) Il dit ce qu’il pense mais il me provoque en même temps, il prend le contre-pied de ce que j’ai toujours défendu. Après tout, si ça l’amuse, je vais jouer le jeu, on va combattre à armes égales.

Blondasse et passablement charnue, vautrée sur un des rares fauteuils profonds du loft, Manuelle avait l’habitude de laisser voir devant l’ourlet de sa mini-jupe des masses confuses de chair blanche, mais les autres n’y faisaient pas plus attention qu’aux formes irrégulièrement mal lavées du carrelage du sol.

- GERT : A présent, tu es tenté de suivre la position d’Arno (il s’adresse à tout le monde, parlant d’une voix forte à la cantonade du loft). Cool! Relax! Laisse-toi aller! (Polarisée par le discours de Gert, Manuelle cale ses hanches et allonge ses cuisses aussi loin que le lui permet l’éloignement de ses orteils). Une pente douce, amicale, rassurante, se dessine devant toi. Calme! Glisse! Ta planche à voile franchit la plage de sable fin et plus loin la vague bleue, incertaine, ton planeur monte en altitude, poussé par un vent chaud, ton parapente se laisse lentement affaisser dans la douceur de la vallée. Laisse-toi entraîner! (Manuelle se laisse glisser en bas du fauteuil, écartant les jambes nouées, collant sa culotte à la motte, jusqu’à ce que ses fesses heurtent le sol, Blam!). La voie s’efface à mesure qu’elle se présente, le chemin disparaît dès que tu l’as parcouru, rien ne s’oppose à ta lente progression. Tu te réconcilies avec toi-même. Tout est simple, naturel, élémentaire. Comment ne l’as-tu pas toujours su? (Manuelle se redresse. Elle reprend ses esprits et arrange sa jupe, laissant à son triste destin la masse molle entre le ventre et les pieds). Tout va bien, la douceur de la pente te conduit insensiblement, tu imagines que ça durera pour l’éternité, mais alors soudain... Blam!!, tu rencontres une limite inattendue, celle que tu désirais le plus mais à laquelle tu t’attendais le moins. (Manuelle est bien droite, toute sage).

- NATA : Quelle limite?

Alors, Gert a fait quelques pas, il a tourné sa haute taille de paysan batave vers la jeune femme, bien droit sur ses jambes, explicite, théâtral, devant toute la population du loft qui l’écoutait, il s’est adressé à elle, trahissant le secret de leur conversation qui auparavant avait flotté discrètement comme un nuage au-dessus de la table, il a condensé toute la force de son propos, toute l’énergie de son dire, dans un seul double mot :

- GERT : elle n’est ni sacrée, ni même intangible.

Et elle, Nata, surprise, gênée, elle a détourné les yeux.

(Nata) Pourquoi moi?

- GERT : Eh oui.

(Gert) On pourrait être un couple dans ce genre. Je serais son Bill, et elle serait ma Monica.

... lui, il y croyait vraiment...

Il y eût un temps d’arrêt. Nata, dans un coin, tournait le dos à la discussion.

Gert Binveels désirait séduire, mais il était trahi par un physique qui le représentait mal : les traits épais, le crâne dégarni, les yeux bleus faussement naïfs, les hanches lourdes et les membres musculeux. C'était un intellectuel, mais il n'en avait pas l'air; c’était aussi un timide, ce dont il n’avait pas l’air non plus. Il avait une réputation d’homme à femmes, réputation probablement usurpée car malgré sa relation ancienne avec Winona Kiljeen il avait jusqu’à présent peu entrepris les Cerclantes, ce qui, après tout, n’était pas à son déshonneur. Nata était précisément son type : âge moyen, teint clair et formes plantureuses. Ses paroles avaient produit sur le loft un effet réel et sensible (les convives en avaient oublié le grignotage des gâteaux au miel distribués par Matricia dans le creux des paumes), et il n’était pas mécontent. Bref, le temps d’une courte satisfaction, il eût l’impression d’avoir marqué un point. Il en chercha la confirmation sur la frimousse mobile de la bulgare : où étaient-ils, frange rousse, yeux plissés et regard franc? Ils lui tournaient le dos. Alors l’envie de la provoquer, ce désir inavoué d’intrusion et de possession, le reprit.

- GERT (expulsant de plus en plus difficilement sa voix, comme s'il avait deviné qu'on passait à une autre étape de la démonstration, une étape incontrôlable, inédite) : Tout est affecté par une espèce de peste. Cette peste ressemble parfois à un régime politique, à un despotisme, parfois à une maladie courante, à une seconde nature. D’autres fois, elle prend la forme d’un dieu commandeur. Face à elle, nous sommes tous des enfants. Nous croyons poursuivre un hydre à deux têtes. La première tête repousse et attire, et la seconde attire et repousse. L’enfant que nous sommes imagine que l’une est le bien, et l’autre le mal. Il ne peut jamais s’arrêter ni sur l’une ni sur l’autre, il doit toutes deux les poursuivre ensemble et les restreindre, les confiner et les satisfaire. Il est comme Saint Georges face au dragon, il doit en tirer son orgueil et sa rectitude, mais comment extraire l’orgueil et la rectitude du vice absolu? Le peut-il? D’ailleurs, peu lui importe que cet hydre ait trois, quatre ou six têtes, cinq coeurs ou un double cerveau géant!!

- NADÈGE : Qu’est-ce qu’il raconte? Il est devenu fou!

... et elle, elle l’a ressenti comme une déclaration de guerre.

- ARNO : Où veux-tu en venir?

Gert crie presque; son regard lui échappe et tombe sur la nuque de Nata. Manuelle, la main entre les cuisses, se tient droite, et Valentin Servanne grignote des restes écrasés d’épluchures de figues.

- GERT : Cette peste n’est pas une illusion ni une maladie virtuelle. Elle n’est ni un effet spécial, comme au cinéma, ni un simulacre. Elle est la conséquence d’un événement bien réel que personne n’a jugé encore à sa juste valeur. Pourtant il y a des tas de gens qui l’ont aperçu, cet événement, qui se sont rendus compte, chacun à sa façon, de sa progression lente, paresseuse. Imagine ça. Tu sais ce que c’est des goules? (il n’attend pas la réponse). Des sortes de démons séduisants. Là, comme je disais, il y en a au moins deux. Elles sont inextricablement liées, jumelles ou siamoises, une hydre à deux têtes, comme tu voudras, elles incarnent chacune un des aspects de l’événement dont je parle. L’une fonctionne sous la contrainte de l’autre, et l’autre, autoritaire par nature, fonctionne sous l’empire de la première. Nul ne sait de laquelle il faut jouir, et de laquelle la liberté surgira. Elles sont toutes deux si réglées, si douces et paisibles, que plus personne, à juste titre, ne les prend pour ennemies.

- NIKITA : De quel événement tu parles?

Gert reprend son souffle.

Nata, le dos tourné, n’osant pas lui faire face, est désemparée. Rien ne lui a échappé, elle a senti en elle le regard de l’homme, elle a compris que son discours la prenait à témoin, elle, personnellement, elle en est restée émue (un peu trop), cette émotion l’a exaspérée (un peu trop), elle s’en est voulue de manquer d’indifférence à l’égard de cet homme (un tout petit peu trop), elle n’a pas su se détacher de son influence (encore s’il n’avait pas été si hâbleur ni vantard, s’il n’avait pas eu ces quelques années de trop ni ces quelques kilos de trop, tout en trop, ou à l’inverse s’il n’avait rien eu à dire, rien)

- NIKITA (insistante) : Hein, quel événement?

“Je voudrais ajouter quelque chose” dit Laurent Cordelier, mais on ne l’entend pas.

- GERT : L’obscène. L’obscène est devenu le coeur battant du monde actuel.

- VALENTIN : Eh! Où est la lignée de Gert?

Soudain Nata se lève. Le poids du regard de Gert dans son cou est devenu trop lourd. Elle devine le visage tendu, l’insistance, l’impudeur, le geste réitéré, les joues veinées de rose, cramoisies. C’est trop. Qu’est-ce qui lui arrive, à celui-là? La légère attirance plus ou moins refoulée est devenue haine intuitive et intime, hostilité inexpugnable lovée jusqu’au fond de son vagin. Qu’est-ce qui lui arrive à elle? Blessée, atteinte, elle a réprimé un haut-le-coeur de dégoût. Ses pommettes se sont élargies jusqu’à la naissance des oreilles, sa coiffure tranquille est devenue rouge tignasse au coeur du loft, ses peaux sont pleines de tâches, ses yeux bleus sont sombres comme un lac de Finlande et sa colère est somptueuse comme une coulée de l’Etna.

- NATA (dans un cri) : Les événements sont des prétextes! Il arrive un moment où les mots sont plus obscènes que tous les événements réunis. Ce moment-là est facile à repérer : c’est quand tu vois de tes propres yeux la jouissance du Lunien dégouliner sur l’écran parce que l’écran n’est plus porteur d’image, il est là devant toi, il t’éclabousse, il contient à lui seul tout le réel.

Elle se tait, elle réfléchit.

- GERT : C’est la loi du bonheur.

- NATA (elle continue, elle ne l'a pas écouté) : Là, à ce moment-là, on est tous éjectés. Maintenant c’est ça le problème (se sentant proche du point où elle ne contrôlera plus elle-même ses phrases, elle fait un effort pour les ralentir, les réduire). Gert, l’hydre, c’est toi. Gert, c’est ici le gran’faire, il faut prendre ses distances. Tu n’es pas Clinton! Tu n’es pas le siècle20, tu en parles! Et pour en parler, il faut d’abord que tu t’en retires, c’est une condition préalable!

- MANUELLE : Il a le droit de dire ce qu’il veut, quand même!

Entre ces deux-là, Gert et Nata, quelque chose s’est noué. Il n’y a pas eu d’annonce préalable ni de préméditation : tous deux ont été saisis dans le même instant. Mais ce qui s’est noué, un jour ou l’autre, devra être tranché.

Gert se trouva pris dans un sorte de défi que, dans son for intérieur, il désapprouvait, mais qu’il ne savait interrompre. Il ne pouvait pas empêcher son regard de plonger droit dans le bleu opaque des yeux de Nata (qu’il adorait, sans vouloir les blesser, et qu’il transperçait malgré cela). Il disait : “Cette morale-là, je ne l’ai pas inventée, elle existe. C’est celle du monde actuel. Je n’y peux rien. Et si, dans cette morale, quelqu’un est l’instrument d’un autre, je n’y peux rien, c’est la règle du jeu”. Mais son dernier regard créa l’irréversible. Difficile de comprendre le mécanisme psychique par lequel Nata le ressentit comme déplaisant, violent, et même pire que ça, méchant, agressif, jouant de l’effroi, de l’horreur. Elle-même était divisée en son for intérieur. Elle savait que Gert ne l’avait pas voulu ainsi, que c’était une logique impérative qui s’imposait à lui, un sorte de prise de discours involontaire et soudaine. Il n’y avait eu aucun stratagème, aucun calcul, mais la mayonnaise ne pouvait pas se défaire.

Nata avait pris la décision : il paierait le prix.

Gert ne céda pas, il continua à viser Nata dans le puits de l’iris où se trouverait peut-être sa perte. Pour lui c’était un quitte ou double, s’il ne conduisait à rien tant pis, s’il conduisait à séduire cette femme un peu mûre mais charmante tant mieux, et s’il conduisait à autre chose on verrait bien. Ce regard devenait une attaque brûlante que Nata prit comme telle; et à partir de ce déclic, elle n’eût de cesse de se venger.

Matricia, apparemment indifférente au verbe, continuait à gouverner l’échange des denrées. Elle faisait passer de petits plateaux métalliques ornés de gobelets multicolores de thé brûlant que tous avalaient d’un trait, pas pour se réchauffer, mais pour enterrer un repas trop copieux qui vivait encore dans leurs viscères, comme les paroles échangées, qui elles aussi vivaient encore dans les viscères, mais elles, les paroles, le thé chaud ne parviendrait pas à les tuer.

 


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