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Sources (*) :              
Louise Tehanne - "En moi le néant", Ed : Galgal, 2007, Page créée le 10 novembre 2002

 

Lampe de lecture, le soir (Leon Pourtau, 1890) -

Au 20ème siècle, on a confondu la lumière et les ténèbres

   
   
   
                 
                       

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- PRIGENT : Quand ce siècle est venu au monde, la lumière et les ténèbres étaient séparées. Elles livraient bataille, assumant le contraste qui les opposait. Ce contraste existe toujours, mais la lumière n'est plus ce qu'elle était. Elle n'éclaire notre chemin que par faisceaux indirects. Nous ne pouvons plus nous orienter sur elle. Elle reste éblouissante mais se dérobe. Elle est pleine de trous. Même quand elle est puissante, elle n'aveugle plus, et même en plein jour, elle n'éclaire plus le visage.

(Ouzza) : Ce qui illumine le visage n'est pas la lumière, mais la sagesse.

- LARISSA : A-t-on jamais autant inventé, imaginé, construit? A-t-on jamais autant ouvert de pistes en pays inconnu? Ce siècle est une médaille : il a son endroit, son envers, sa tranche et sa face cachée. Il reste encore beaucoup à explorer.

- LOUISE : Non Larissa. Dans le coeur de ce siècle, dans son foyer, dans son lieu central, s'était installée une puissance maléfique. La destruction n'est pas réversible.

(Laaqib) Litanie, litanie. Lamentation de fin d'époque. Clichés.

- PASCUAL : Dire que ce siècle a été pathologique et pathogène est encore trop peu, il a été délirant. Des voix lui ordonnaient la torture, il continuait sans se rendre compte de leur folie. Annihile! Ecrase! Etouffe! Rien n'arrêtait l'injonction. Aucune morale ne freinait la violence, le meurtre était aussi naturel et courant dans la vie qu'au cinéma. On lui ordonnait de briser toute limite. Il a cru qu'en obéissant il transgresserait une loi dont il était appelé à se débarrasser (il appelait ça le monde ancien). Il s'est trompé sur la nature de la transgression. C'était une compulsion, une tentative de liquidation absolue des autres et de soi-même, un nihilisme atroce car la pratique passait avant la théorie. Ce siècle n'hésitait pas. En toutes circonstances il poussait aussi loin que possible. S'il l'avait pu, il se serait tué sans état d'âme (c'était contraire à sa nature temporelle : un siècle ne se suicide pas, il s'achève le jour fixé dans l'éternelle ignorance de son propre destin, comme on achève les vaches dans un abattoir). Je dis bien se tuer, pas se suicider, car on peut se tuer sans idée de suicide. Il aurait préféré vivre, se prolonger éternellement, mais une voix lui disait : "Tues-toi!". Alors il a tout fait pour son propre naufrage. C'était son style, sa nature profonde. Avant même de finir, il lui fallait tout entraîner dans son propre écroulement. Avant de dépasser son dernier jour, anticipant le passage des heures, il fallait tout mobiliser pour sa propre déroute. Une dimension de son être tendait vers cet aboutissement imbécile. Sur ce point comme sur les autres, sa réussite est un échec. Le siècle qu'il aurait fallu laisser choir se rappelle à notre souvenir. Il a raté sa fin comme il avait raté son début (avec une guerre mondiale aussi insensée qu'inutile) : il nous reste sur les bras. Incapable de s'auto-détruire, il se décharge sur nous du poids de sa suppression. C'est pourquoi je suis d'accord avec Jim : évacuons cette loque. C'est un acte de civisme et de salubrité.

(Danel) Evacuons, évacuons! Leitmotiv de tous les nettoyeurs. Evacuons, évacuons! Mot d'ordre incontesté de toutes révolutions (les vraies comme les fausses). Evacuons, évacuons! Ce qui restera sera plus propre. Evacuons, évacuons! L'eau sale tourbillonnera au fond de l'évier.

- ARNO : Tu lui attribues trop d'honneur. Proposition 4 de la partie 3 de l'Ethique : Nulle chose ne peut être détruite, sinon par une cause extérieure. Démonstration : Cette proposition est évidente par elle-même; car la définition d'une chose quelconque contient l'affirmation et non la négation de l'essence de cette chose; en d'autres termes, elle pose son essence, elle ne la détruit pas. Donc, tant que l'on considérera seulement la chose, abstraction faite de toute cause extérieure, on ne pourra rien trouver en elle qui soit capable de la détruire. C. Q. F. D. Spinoza t'invite à t'enquérir de cette chose extérieure bien plus difficile à nommer qu'un siècle barbare.

- LOUISE : Chercher la cause, expliquer, c'est déjà excuser! Ce n'est pas notre objet. Je ne cherche qu'à montrer l'organe caché, l'âme battante qui nourrit le processus. Et maintenant assez de mots. Il faut être concret. Je suis ce siècle.

(Ouzza) Je la sens la Louise, elle ne fait jamais les choses à moitié. Elle assume de l'intérieur. Pour elle le vide est froid, le crime est brûlant, l'épreuve laisse une trace, l'horreur n'a pas de fin.

Louise ferme les yeux, visiblement émue; elle porte ses craintes sur son visage.

- JIM : Il est à la veille de sa mort, et toi tu es vivante.

- LOUISE : Non, moi aussi je suis à la veille du passage. Je vais témoigner de ma dévastation.

- JIM : Attends Louise. Il y a d'abord le bilan.

- LOUISE : On a dépassé le stade du bilan, on en est à l'inscription de la perte.

- LAURENT : Et comment tu vas faire?

- LOUISE : Je suis ce siècle, ce siècle raté, ce siècle haï. Je vais me montrer telle que je suis, présenter ma nudité de siècle devant vous. Rien ne sera caché! Et pour commencer je vais retirer mes bijoux.

- JIM (il s'éloigne et s'assied dans un coin) : Tu fais à ton idée, à condition que le résultat soit lisible, visible, public et vérifiable. Si tu es ce siècle alors exhibe-toi! Allez, monte ici, sur l'estrade.

Louise monte sur les trois parpaings qui conduisent aux planches qui font office d'estrade. Elle se dandine, retire une à une ses trois bagues, ses boucles d'oreilles, et les jette par terre. Elle vide son sac dont ne tombe qu'un kleenex et quelques tubes en plastique. Avec le kleenex elle se frotte le nez et les yeux; son peu de maquillage se répand sur sa figure. Elle soupire et lâche les objets souillés.

(Danel) Toute femme est émouvante, toute femme est attirante, même dégradée, même délabrée, même chancelante, même usée, même dérisoire, même presque bouffonne.

- YUCHUAN : La destruction la plus saisissante est celle des idées. Celles qui n'ont pas été anéanties sont vidées de leur sens, et celles qui ont encore un sens sont vidées de leurs effets. Le progrès, le plus prometteur des emblèmes, a sombré dans le doute. On ricane devant des mots qui furent porteurs d'espoir comme socialisme ou communisme. L'égalité, la liberté, la fraternité, au mieux nous embarrassent et au pire ne méritent plus qu'un haussement d'épaules. La raison est tombée dans l'indifférence, la science, devenue chasse gardée de quelques spécialistes, n'appartient plus au champ de la pensée (c'est un processus incontrôlable et pervers), et même les droits de l'homme apparaissent comme une figure de rhétorique que les ONG se sont appropriée pour entretenir leur fond de commerce. Est-ce qu'un bilan peut être encore plus nul?

(Laaqib) Ces mots-là reviendront. Ils s'imposeront avec moins d'enthousiasme, mais plus de réussite.

- LOUISE : Tu me gonfles avec ton bilan. Ce dont je parle est encore bien plus nul. Regarde comme je suis décharnée. S'il y a du désir chez certains d'entre vous, ils vont vite déchanter, car je suis le siècle où le sexe a supplanté le désir.

Elle s'assied au bord de l'estrace et écarte les jambes. On ne voit pas son sexe, on ne voit que sa culotte, mais tout le monde détourne les yeux.

/ Tout ce qui compte ne peut pas être compté, et pas tout ce qui est compté ne compte /

Louise porte une petite robe sombre, boutonnée sur le devant, avec des galons sur les bras et un gilet qui ressemble à un cachemire gris. Elle retire une de ses chaussures - godillots à la mode à bouts et talons carrés dont le cirage scintille aux néons du loft.

(Ouzza) Ce mot, destruction, tu le conserves dans ta bouche comme un bonbon au gingembre et il t'apporte un certain plaisir. C'est ton côté sadique. Tu dénonces la chose et tu ressens dans le fond de tes boyaux une satisfaction que tu reconnais comme perverse - c'est ton droit et ton ambiguité.

- LAURENT : Toutes les époques ont détruit. On construisait les villes sur les villes, et les bâtiments avec les pierres des ruines. La seule particularité du 20ème siècle, s'il en a une, est l'énormité de ses moyens. On détruit plus facilement avec un bulldozer qu'à mains nues, et plus rapidement avec un bombardier que sur la commission rogatoire d'un juge.

- LOUISE : J'ai l'air faible comme ça, j'ai l'air menue, mais ne vous leurrez pas. Je vous surpasse tous par ma puissance. Je n'en connais pas de limite, et la seule que je puisse imaginer est le tohu-bohu, le chaos initial.

(Guideon) Le premier mot a instauré la lumière. Accéderons-nous au dernier mot?

Louise retire sa seconde chaussure et la jette derrière elle. Elle se penche vers le public, se balance régulièrement comme si elle priait.

- LOUISE : Ainsi le noir m'engloutira, la clarté m'anéantira, l'ombre prendra congé, fondue dans l'opacité, elle effacera toute blancheur.

(Prigent) S'il y a une parole créatrice, y a-t-il aussi une parole destructrice?

- MADJIGUÈNE : On n'a pas encore mentionné la pire des destructions : celle de la vie. Ce siècle n'a pas été aussi vain qu'on le dit. Il a réussi à détruire le concept de la vie : délestée par la science de tout principe vital, elle est réduite dans son principe à sa substance minérale. Une fois ce forfait accompli, la disparition des espèces ou la manipulation des gènes ne seront que des formalités.

- LOUISE : Que me reste-t-il de vivant?

- JIM : Supposez qu'un des criminels les plus cruels, les plus abominables, soit mort de sa belle mort. On ne veut pas le laisser partir, comme ça, et l'enterrer comme un être humain. Comment s'en débarrasser dignement? Comment être à la hauteur de l'horreur qu'il porte? Louise, c'est toi qui officie. Quel modus operandi propose-tu?

(Gaëtan) On l'incinère en secret, on jette les cendres dans un endroit inconnu et inaccessible. On s'inspire de ce qu'il a fait pour mieux extirper sa mémoire. On n'hésite ni à le dénigrer, ni à lui attribuer des méfaits accomplis par d'autres.

- LOUISE : Il faut s'habituer au néant. Il faut s'accoutumer à son ombre chaude, passer par son expérience, s'enfiler par son trou.

- MADJIGUÈNE : Louise, tu es vivante! Est-ce qu'on enterre les vivants?

- LOUISE : Ce que vous verrez ne sera pas la vérité, mais son ombre. Nous savons tous qu'il est mort et dépassé, ce siècle, mais son ombre peut encore être éloquente.

Louise sort un bras de son chemisier et remonte une jambe de son pantalon. Le silence se fait, elle est aussi pâle que les murs délavés.

- LOUISE : Ce siècle est tragique, catastrophique. Ne comptez pas sur moi pour la réconciliation! Cette mort me comble, me ravit!

Elle se dresse derrière une chaise en plastique, les reins cambrés, et approche ses mains fines de sa gorge.

- LOUISE : Vous n'êtes pas forcés de me regarder. Voyez ce qui reste à éliminer. Pas gran'chose. Un corps maigre, blafard, une existence sans gloire. La mort est dépassée. Elle ne me concerne plus. Je suis un détritus habité de tristesse et d'horreur. J'en emporté avec moi la mémoire.

Personne ne croit qu'elle va mettre littéralement en action ce qu'elle dit, mais on est faciné par ses mains serrées sur son cou.

- YUCHUAN : Louise, l'objectif de l'inhumation n'est pas de supprimer la mémoire, mais au contraire de la conserver.

- LOUISE : Vos souvenirs, vous en êtes comptables. Moi, je m'en vais. Je n'ai aucun intention de faire semblant. Je suis déjà perdue. Maintenant c'est votre tour, vous allez me perdre.

- LAURENT : Je n'y comprends rien, mais j'espère que tu ne nous fais pas le coup du petit Jésus, qui se sacrifie pour l'humanité!

- JIM : Elle fait ce qu'elle choisit, elle sait qu'il ne s'agit pas d'elle-même, mais du siècle vain.

Louise assise, le dos appuyé sur l'estrade, les jambes écartées, se tient la mâchoire des deux mains.

- LOUISE : L'abattage, l'abîme, l'abolition, l'abrogation, l'affaiblissement, l'annihilation, l'annulation, l'anéantissement, l'appauvrissement, le bouleversement, le bousillage, le brisement, le carnage, la casse, le cataclysme, la cendre, la cessation, la chute, la corrosion, la corruption, la culbute, le débris, la débâcle, la décadence, la décharge, la déchéance, le déchet, le déclin, le décombre, la décomposition, la déconfiture, le dégât, la dégradation, la dégringolade, le délabrement, la déliquescence, le démantèlement, la démolition, le dépérissement, la déprédation, la déroute, la désagrégation, le désastre, la désintégration, la désolation, la désorganisation, la destruction, la détérioration, la dévastation, la disparition, la dissolution, le dommage, la dévastation, l'éboulement, l'ébranlement, l'écrasement, l'écroulement, l'effacement, l'effondrement, l'étouffement, l'épave, l'étiolement, l'extermination, l'extinction, l'extirpation, la faillite, la fin, la gangrène, le génocide, le gouffre, l'infirmation, l'insuccès, le krach, la lacération, la larve, la liquidation, la loque, le malheur, le massacre, la mortification, le naufrage, l'obscurcissement, la pauvreté, la perte, le pogrom, la pourriture, le précipice, la pulvérisation, la putréfaction, le ravage, le renversement, la ruine, la rupture, la résolution, le reste, le résidu, le saccage, la sape, la sénescence, le suicide, la suppression, la trace, la tribulation, la tuerie, le vestige, la vétusté, je les déclare défunts! je les déclaire décédés! je les enterre et je les laisse pourrir! je ne les embaume pas! Il n'y aura pas de fleurs ni de congratulations! Il n'y aura pas de regrets ni de pleurs!

En un instant, Louise reprit ses affaires et s'enfuit. Le premier jour d'inhumation du siècle vain était accompli. Il n'en restait que cinq.

 

 

- LOUISE : Plus cette liste est banale, plus elle est terrible. Plus elle est répétée, plus elle lasse. Je te force à l'entendre, je t'oblige à cerner avec moi l'axe honteux autour duquel ce siècle s'est lové. Assassinats par guerres, génocides, massacres, pillages, misère, famine. Désertification, abattage de forêts, menaces écologiques, pollution des mers et des continents, corrosion de l'atmosphère, déstabilisation des milieux naturels. Saccage des villes, suppression d'habitats, paysages meurtris, élimination de pratiques, de techniques et de connaissances séculaires, épuisement des ressources. Disparition de langues, de rites, de religions, d'enseignements, de cultures entières. Lavages de cerveaux, ruptures dans la transmission, oublis de sagesses, pertes de traditions, interruption de généalogies immémoriales, transformation des plus hautes religions en succédanés des combats politiques ou des guerres civiles. Délitement de la pensée, renonciation à la philosophie comme pratique de vie. Délabrement de l'artisanat, de l'art de vivre et de l'art en général. Démoralisation, désubjectivation, déconsidération, mépris des individus comme des familles, des enfants comme des vieux, des communautés comme des groupes. Enfermement, emprisonnement, extension de la logique des camps à des pays entiers. Emigration, exil, séparation des familles. Multiplication des personnes sans statut, sans citoyenneté, zones de non droit, arbitraire légal des Etats. Réduction de la politique à une technique marketing et de la démocratie aux joutes électorales. Désagrégation des rapports humains, dévastation de tout ce qui n'est pas marchand, dictature du commerce, soumission à l'argent. Subordination de toute l'économie à la sphère financière, et de toute la société à l'économie. Affectation d'énormes ressources aux programmes militaires. Généralisation de la drogue et des modèles de consommation qu'elle charrie. Vol, viol, violence, racket. C'est un siècle de ruines, dont le symbole le plus concret et le plus évocateur est la bombe atomique. Est-il possible de brûler des sociétés complètes comme on carbonise des chairs? Eh bien oui, la preuve est faite.

Louise Tehanne plongeait ses mains dans la large chevelure frisée, emmêlée, qui nimbait son visage d'un halo de désordre et de contestation. C'était une personne réservée, lointaine, souvent perdue dans ses rêves. Elle disait rarement plus de trois mots de suite, et ce long discours avait surpris.

 


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