Jacques Derrida part du paradoxe de l'amitié "souveraine et maitresse" (comme dit Montaigne) dans la tradition gréco-chrétienne. D'un côté, elle semble apolitique : les amis ne répondent devant aucune autre instance qu'eux-mêmes. Ce qui les unit (leur alliance, leur élection) est inconditionnel, singulier, unique. Mais d''un autre côté, il faut que cette amitié soit inspirée par la vertu et la raison. L'amitié ne peut exister que pour des hommes de bien, elle ne peut pas pousser à faire le mal. De Cicéron à Montaigne, l'ami est toujours un citoyen, on n'envisage pas que la chose privée puisse être opposée à la chose publique.

Comment concilier l'apolitisme des amis (la loi de l'amitié) et la contrainte politique qu'ils se doivent de respecter (la loi de la cité)? Entre amis, le parjure est interdit, mais il peut arriver que la responsabilité politique l'exige. C'est un drame, une structure déchirante, tragique, un conflit entre deux fraternités, deux serments, deux engagements.

L'amitié est indissociable de cette division, de cette culpabilité originaire.