Le 23 janvier 2002, plus de 20 ans après la mort de Lacan, Jacques Derrida lit dans le séminaire qu'il tient sur La bête et le souverain un texte qu'il a écrit cinq ans auparavant, pour la décade de Cerisy de l'été 1997. Pour analyser le concept lacanien de sujet, ce texte se réfère à un article paru dans les Ecrits de Lacan en 1966, Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient freudien, daté de septembre 1960, qui reprend l'enseignement donné par Lacan dans les années 1957-58. Derrida retient de cet article quelques extraits ayant trait à l'animalité, en évitant toute référence aux algorithmes lacaniens et à son graphe du désir (qui structure pourtant l'article en question), et aussi toute référence à la coupure du sujet (pourtant mentionnée à plusieurs reprises in Ecrits p797-8, 801, 816-7). Ignorant les 20 dernières années de la vie de Lacan, il précise que son analyse s'appuiera sur des textes antérieurs à cet article (Sem2001 p161), c'est-à-dire antérieurs à 1960. Il ne cite effectivement que ceux-là (voir page ci-contre), à une exception près (une séance du séminaire de Lacan du 19 février 1964, choisie pour confirmer son analyse). Ainsi sa démonstration qui tend à ramener le concept lacanien de sujet à celui de Descartes ne concerne-t-elle que le Lacan des années 1950. Connaissant la fécondité et l'ampleur des travaux lacaniens des années 1960 et 1970, on peut s'interroger sur cet a priori chronologique. D'ailleurs Derrida lui-même est gêné et éprouve le besoin de se justifier de manière peu convaincante (Sem2001 p178). Alors que le concept lacanien de sujet est essentiellement fondé sur celui de coupure, peut-on sérieusement affirmer que son "organisation systématique" ne diffère en rien de celle de la tradition métaphysique?

Cet a priori surprend d'autant plus que, en introduction, Derrida avait insisté sur la double nature du discours lacanien, à la fois métaphysique et débordant la métaphysique. D'ailleurs il affirme à plusieurs reprises qu'il ne veut pas critiquer frontalement Lacan. Chronologiquement, la rupture derridienne avec la métaphysique, qui date des années 1959-63, est très proche de celle de Lacan. Par bien des aspects, leurs parcours sont parallèles - quoique très difficilement traductibles l'un dans l'autre.

Textes du corpus lacanien des Ecrits cités par Derrida dans "La bête et le souverain", classés chronologiquement :

- 1936 : Le stade du miroir (p161s...)

- 1946 : Propos sur la causalité psychique (p162-3)

- 1948 : L'agressivité en psychanalyse (p177)

- 1953 : Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse (p164-6)

- 1953-54 : Les Ecrits techniques de Freud (p174)

- 1955 : Variantes de la cure-type (p163, 185)

- 1950 : Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie (p141)

- 1956 : Le séminaire sur la "Lettre volée" (p173-5-6)

- 1956 : Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956 (p181)

- 1957-58 : D'une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose (p180)

- 1958 : La direction de la cure et les principes de son pouvoir (p161)

- 1960 : Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient freudien (p159, 160-9, 171s[-], 184-5)

- 1960 : Position de l'inconscient (p161-2)

- 1963-64 : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (p178)

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