Mallarmé n'a jamais achevé son Livre, qu'il avait conçu pour qu'il ne prenne jamais de forme définitive. Certaines pièces de musique contemporaines sont écrites pour laisser à l'interprétation un certain degré de liberté dans l'exécution. Chaque fois l'oeuvre est restituée dans sa totalité, mais d'autres interprétations différentes sont possibles - comme s'il fallait exprimer le renouvellement perpétuel des facultés et des horizons de l'homme, comme si l'oeuvre en mouvement pouvait refléter simultanément plusieurs situations opposées, contradictoires ou inconciliées, ou comme si une multiplicité d'interventions personnelles restait toujours possible, sans renoncer au monde voulu par l'auteur. Tout se passe comme si l'oeuvre fournissait certaines données ou matériaux soumis à des lois rigoureuses, mais ne pouvait être achevée que par un pouvoir formateur, singulier, qui lui serait extérieur, ou par la réponse de l'interprète, de l'auditeur et du spectateur. Elle n'émerge pas du chaos, mais n'est pas non plus entièrement fixée ni déterminée à l'avance. Le Dieu de Spinoza (revendiqué par Einstein) coïncide avec l'action ordonnatrice de l'auteur - qui donne à l'oeuvre son existence, sa valeur et son sens. Mais chacun découvre et choisit sa lecture parmi une infinité de possibilités. D'innombrables points de vue se répondent, se rencontrent et s'éclairent mutuellement; ce sont eux qui donnent au produit artistique sa place dans la société - différente à l'époque moderne de celle qu'elle était autrefois.