Derrida
Scripteur
Mode d'emploi
 
         
           
Lire Derrida, L'Œuvre à venir, suivre sur Facebook Le cinéma en déconstruction, suivre sur Facebook

 

TABLE des MATIERES :

                            NIVEAUX DE SENS :

 
   
La collection de Karen                     La collection de Karen
Sources (*) :              
Ouzza Kelin, "", Ed : , , Page créée le 15 janvier 1997

Karen Deryiceu et l'artCri

Autres renvois :
   

Ça hurle dans l'art!

   
   
                 
                       

 

Un brouhaha informe emplissait le loft. On sentait le poids de la fatigue accumulée, des mots déjà échangés depuis le début de la soirée. Les têtes aspiraient à se vider; Karen aurait difficilement pu choisir un plus mauvais moment pour solliciter l’attention.

- KAREN : Tu as le Calepin?

Valentin secoue la tête négativement et se frotte les yeux, comme s’il émergeait d’un long sommeil.

- KAREN : Tu as le Calepin?

Il bat des mains d’un geste de dénégation et se secoue les doigts comme pour montrer que, décidément, on ne peut rien en faire.

Elle récupère le Calepin et lui pose sur les genoux.

- VALENTIN : Vraiment Karen, tu y tiens?

Il prend le bras de la jeune femme, mais ce geste ne l’amadoue pas; au contraire elle se dégage vivement.

- KAREN : Pas de la blague! C’est pour maintenant. Il faut le rentrer immédiatement sinon je l’oublierai, je ne l’aurai plus jamais sous cette forme-là.

- VALENTIN : Oh là, c’est si important?

- KAREN : Oui, oui! c’est capital.

Valentin finit par céder; il étale ses doigts blancs sur le clavier.

- VALENTIN : Bon alors qu’est-ce que tu annonces?

- KAREN : Je ne savais pas pourquoi je m’y intéressais. Parfois je me disais qu’ils avaient raison, que c’était une imposture, mais j’y revenais toujours. Ça m’attirait.

Elle veut commencer à parler mais se ravise quand elle se rend compte que seul Valentin l’écoute.

- KAREN : Ecoutez-moi. Ecoutez-moi! crie-t-elle à la ronde.

Elle veut qu’on l’entende dans le loft, mais le loft, apparemment, ne l’entend pas.

- VALENTIN, (dubitativement) : L’art, tu veux parler de l’art?

Il connait Karen, il sait ce dont elle parle.

- KAREN : Ecoutez-moi!

Ce second appel aussi se perd dans le murmure collectif; ça conversationne, ça potine, ça bavarde, ça plaisante, mais ça n’entend pas.

- VALENTIN : Tant pis, je vais le crier dans le Harvey, puisque je ne peux pas faire autrement.

- KAREN, criant : La voix hurle dans l’art!

- VALENTIN (insistant) : Tu crois que c’est le moment?

- KAREN : Ça m’est égal. J’ai compris ça, j’ai compris que ça hurlait et que c’était la raison pour laquelle moi, ça me fascinait.

- VALENTIN : Qu’est-ce qui hurle?

- KAREN : La voix.

- VALENTIN : Qu’est-ce que tu racontes?

- KAREN : C’est grâce à Bendito. Il m’a fait comprendre que c’était ça, l’art actuel. La voix brute qui hurlait. La brutalité de la voix, la bruteur de la voix, la bruiteur de la voix, le brut de la voix, ça ne parle pas, ça crie que c’est là, ça prurite, ça gicle, ça se fracasse, et il a fallu si longtemps pour que je m’en rende compte!

- VALENTIN : Donc, c’est ce que tu annonces?

- KAREN : Qui d’autre l’annoncerait? Il faut bien que je l’annonce, ce cri, lui même ne dit rien. Est-ce que tu l’entends, toi, Valentin?

Valentin ne répond pas.

- IGNACE : Des voix s’élèvent, profondes, ...”.

Une voix se détache du brouhaha.

Karen se retourne : elle ne connait pas le parleur. Qui est-ce?

- IGNACE : “Des voix s’élèvent, profondes, ...”.

- KAREN : Là, il y a une sorte de graine, une plante inconnue, un fossile sur le point de redevenir vivant, une bestiole. Elle niche, là, clandestinement, comme une intruse, un alien, un objet-dans-l’objet, tu comprends?

- IGNACE : Quel genre de bestiole?

- KAREN : C’est tout le problème, le fait que ça soit vivant, cette chose. Si c’était purement minéral, ce serait plus simple.

- IGNACE : Alors c’est quoi, un petit oiseau?

- KAREN : Il n’a pas d’espèce, cet être vivant-là, il n’est pas répertorié. Il ne peut pas l’être car il ne se reproduit pas, il se répète. Il a fallu longtemps pour s’en rendre compte. Avant, on l’attribuait à Untel ou Untel, à tel événement, à telle circonstance, à telle force, à telle source d’énergie. Aujourd’hui on en sait un peu plus, à la fois très peu et beaucoup : ça a cette particularité que c’est grâce à lui que l’objet se fait entendre, même si cet objet est un objet visuel, tu comprends? Il est étouffé, retenu, caché, honteux, il n’est même pas un être, il est un désêtre, mais il est là.

- IGNACE : C’est quoi, cet objet?

- KAREN : Le cri.

- IGNACE : Et toi, tu l’entends où?

- KAREN : Moi, je l’ai entendu dans l’art. Ce fut mon cheminement à moi : L’art actuel est un cri. Mais il n’y a pas que là, il n’y a pas que dans l’art.

Donc, voilà où on en était. Karen était persuadée qu’elle avait découvert une dimension de l’art que beaucoup d’autres avaient perçue avant elle, mais qu’elle inscrirait, elle, dans le gran’faire, en tant que telle, sous des formes qui étaient à venir et dont elle avait déjà une petite idée. Elle imputait à cette dimension l’étrange évolution actuelle en direction du non-art. Pour l’instant, elle appelait cette dimension l’artCri, avec une majuscule au milieu du mot (mais le plus explicite était à venir). Il ne s’agissait pas d’un courant, ni d’une école, ni d’une influence exercée par tel ou tel maître, mais bel et bien d’un objet, ou plus exactement d’une chose hurlant dans l’art, une chose dont le hurlement arrachait littéralement les oreilles. L’art actuel fait retentir l’artCri! (c’était un des fondements de sa lignée, ce qu’on appelait parfois l’exclamation de Karen). Et ce retentissement, la simple mention de ce retentissement, la bouleversait.

Pour Karen, ce qui criait n’était ni une personne (pas même l’auteur de l’oeuvre, à laquelle elle n’attachait aucune importance et auquel elle ne se référait jamais), ni un objet représenté, ni une chose extérieure à l’oeuvre, c’était l’oeuvre elle-même (c’est-à-dire la goutte d’oeuvre qui était dans l’oeuvre et qui faisait que c’était une oeuvre). Karen était à l’écoute du cri de l’oeuvre : l’oeuvre laide, l’oeuvre ratée, l’oeuvre indifférente ou indifférée, l’oeuvre inaboutie, l’oeuvre inconsidérée, déconsidérée, non reconnue, l’oeuvre inofficielle ou officielle aussi, l’oeuvre belle, l’oeuvre célèbre, l’oeuvre reconnue, toute oeuvre, toute oeuvre de l’art actuel possédait d’après elle ce trait : l’artCri. Quant aux autres, celles qui ne le possédaient pas, elles n’étaient pas actuelles, elles n’étaient pas des oeuvres, elles n’avaient pas à entrer dans sa lignée, à elle Karen, c’était aussi simple que ça.

- KAREN : Ce cri fait partie de l’art, il est l’art, et il fait aussi partie du gran’faire, il est le gran’faire.

Karen avait fait de son mieux pour prononcer cette phrase avec une certaine lourdeur afin qu’elle soit entendue, pesée, évaluée du lourd poids qui était le sien, mais sa petite voix féminine n’avait guère eu d’écho. C’était ainsi. Le gran’faire n’entendait pas plus Karen que la société n’entendait l’art. Valentin notait machiniquement mais il arrêta, ne sachant pas quel trajet ajouter à la proposition de départ. Le loft était brumeux, gavé de pensées, partiellement endormi, et réagissait peu. Karen soufflait.

- LAURENT : Un cri dans le gran’faire, qu’est-ce que ça veut dire?

- KAREN : Ça veut dire ce que ça veut dire, rien de plus! Tout espace est orienté d’une certaine façon n’est-ce pas? Alors notre espace à nous, du Cercle, l’espace du Cercle qui n’est pas circulaire, il peut bien s’orienter sur un cri! Tu prends la perspective traditionnelle, la perspective classique, et tu remplaces le point de fuite par un autre point, celui d’où vient ce que j’appelle le cri et où il va. Qu’est-ce que ça donne? l’espace actuel, c’est-à-dire notre perception actuelle du monde, celle dans laquelle nous nous voyons vivre. Nous nous situons dans un univers spatial qui a pour point de fuite cet objet-là, dont je parle. C’est étrange, mais c’est comme ça. Et quand l’art s’en mêle, quand l’art s’en empare, quand l’art y verse l’émotion qu’il est capable d’y verser, alors le cri lui-même est inaudible, mais il subsiste sous forme de trace ou de déchet dans l’objet d’art. C’est ce que j’appelle l’artCri, et la proposition, Valentin, que tu dois entrer, c’est celle-là : Ça hurle dans l’art.

La proposition commençait à se faire un chemin dans l’assemblée. Ignace Lequedeur se leva.

- IGNACE : Le cri est-il spatial?

- KAREN : Eh oui, il l’est devenu. Il y a dans l’espace quelque chose qui n’est plus de l’espace (Karen se tourne vers le beau jeune homme). C’est un fait, et c’est de ce fait-là, précisément, que je suis partie. Mais est-ce que c’est nouveau? Le temps autrefois était cette marque hétérogène supposée habiter l’espace. Aujourd’hui, le cri a remplacé le temps.

Ignace dévisageait Karen. Ses grands yeux bruns paraissaient s’élargir encore à sa vue.

C’est ainsi que parfois commencent les histoires d’amour. On parle d’autre chose, et c’est ça qui se trouve sous-jacent.

- IGNACE : Tout ce que tu penses de l’artCri, promets-moi de le mettre par écrit.

C’est ainsi que Karen se lança dans la rédaction de quelques propositions...

 

 

 

logo

 

 


Recherche dans les pages indexées d'Idixa par Google
   
 
 

 

 

   
 
     
 
                               
Création : Guilgal

 

 
Idixa

Marque déposée

INPI 07 3 547 007

 

CdK
CDKRencontre1

EF.LKJ

ZY_DC.WFD

Rang = R
Genre = Recit -