Derrida
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Index des termes

de l'oeuvre

de Jacques Derrida

Un seul mot - ou un syntagme.

         
   
Penser l'au - delà de la cruauté                     Penser l'au - delà de la cruauté
Sources (*) : L'oeuvre derridienne, vaccin contre le pire               L'oeuvre derridienne, vaccin contre le pire
Jacques Derrida - "Etats d'âme de la psychanalyse - Adresse aux Etats Généraux de la Psychanalyse", Ed : Galilée, 2000, Priere d'inserer pp3-4 La souveraineté, déjà, se retire

[Sur l'au-delà inconditionnel de la pulsion de mort, de la cruauté, de la souveraineté, de la pulsion de pouvoir et du mal radical, projet ultime de la déconstruction]

La souveraineté, déjà, se retire
   
   
   
Derrida, le pouvoir, le souverain Derrida, le pouvoir, le souverain
Derrida, le mal radical               Derrida, le mal radical    
                       

1. Ce que Freud a pensé, et ce que ni lui, ni la psychanalyse n'ont pensé.

L'une des singularités de la révolution inaugurée par Freud, c'est d'avoir osé dire sans réserve, sans alibi dit Derrida, c'est-à-dire sans recherche d'aucune justification ou atténuation morale ou théologique, d'avoir annoncé qu'une pulsion de mort, de destruction, de cruauté, opérait comme principe psychique, principe du psychisme en général, pas seulement du psychisme humain. Parler de principe, c'est dire que cette pulsion vient au commencement, que rien ne vient la contrebalancer. Freud voyait cela avec un certain pessimisme : il ne connaissait aucun moyen sérieux de compenser cette pulsion qui conduit à la guerre, au meurtre, à la torture, au sadomasochisme (car la cruauté peut se retourner contre soi-même). De ce constat lui-même cruel, il n'a pas pensé ou pas voulu tirer les conséquences politiques, juridiques ou éthiques. Ce n'était pas son champ d'action - mais c'était aussi une résistance. Après lui, jamais la psychanalyse ne s'est engagée sur cette voie, jamais elle n'a tenu, en tant que telle, aucun discours conséquent sur la peine de mort ou la souveraineté en général.

Invité aux Etats Généraux de la psychanalyse organisés par Elisabeth Roudinesco et René Major en 2000, 100 ans après la découverte freudienne, Derrida suggère qu'il est temps de s'interroger sur ce qui, peut-être, peut arriver au-delà de toute souveraineté et - puisque toute institution est inaugurée par un acte violent, exceptionnel, une "force de loi" -, au-delà de toute cruauté possible. Mais qui peut se poser cette question? Qui a le pouvoir de convoquer une assemblée qui délibérerait et prendrait éventuellement des décisions sur ce terrain? Peut-être pas un "Qui" mais les forces mêmes, les pulsions qui, à la faveur de la mutation d'aujourd'hui, font venir une autre scène, indéchiffrable.

 

2. Cruauté et mal radical.

Jacques Derrida annonce dès le Prière d'Insérer d'Etats d'âme de la psychanalyse qu'il s'appuiera, dans son analyse, sur un mot-clef : cruauté (Grausamkeit). Il écarte d'autres mots, comme violence, haine ou sadisme (sans les éliminer complètement). Ce mot, cruauté, mobilise un "Qui" et pas seulement un "Quoi", à l'exemple de Freud qui parle de cruauté psychique quand il évoque le "plaisir pris à l'agression et à la destruction". C'est donc à la cruauté qu'il faut se mesurer, cette cruauté aussi vieille que l'homme mais en pleine mutation, c'est à partir d'elle qu'il faut envisager de "fonder une éthique, un droit et une politique".

Mais qu'est-ce que la cruauté? Ce mot difficile à délimiter, déterminer ou définir est énigmatique. Chaque fois qu'on veut dire le plaisir dans la souffrance (oxymore étrange et familier), il revient. Son obscurité tient notamment au fait qu'aucun aucun terme ne lui est clairement opposable. Si on tente de limiter la cruauté, d'autres cruautés seront inventées, toujours et encore, elle reviendra sous d'autres formes. Comme le mal pour le mal, elle est toujours possible. Freud (et seulement lui) a reconnu cette irréductibilité, sans condamnation morale ni alibi. En reprenant l'expression mal radical déjà utilisée par Kant, Derrida pose la question d'un mal pire encore que le mal radical (Etats d'âme de la psychanalyse p13). Cette question indéchiffrable, il aura fallu la psychanalyse pour la nommer, sous le nom de pulsion de mort ou de pulsion de destruction. Dans Malaise dans la civilisation, Freud exprime son pessimisme. Ni Eros, ni la culture, ni le politique, ne peuvent contrer la pulsion de mort. Derrida tente de poser la question en d'autres termes : se protéger, au-delà du politique, contre le mal radical.

 

3. Une tâche qu'il s'assigne à lui-même.

On peut se demander pourquoi Derrida soulève cette question-là, cruauté et souveraineté, et pas une autre, et pourquoi il la soulève en s'adressant à des psychanalystes, en leur reprochant même d'avoir écarté de leur "projet" cette considération. C'est bien le mot "projet", peu fréquent dans sa bouche, qu'il utilise pour ce thème (Etats d'âme de la psychanalyse, p13), en laissant entendre que lui-même pourrait "projeter" (p12) de traiter cette question, mais pas sans elle (pas sans la psychanalyse).

"Je ne sais pas, pour commencer, de quoi, de quel titre, ni de qui m'autoriser, surtout pas de moi-même, pour saluer, comme je viens de le faire, en leur rendant grâce, quelque chose comme des Etats généraux de la Psychanalyse. Et pourtant, vous m'entendez bien, j'ai été autorisé à m'adresser à vous, pour l'instant. Et si j'arrivais, directement ou indirectement, à répondre sans alibi à la question "pourquoi ai-je été autorisé? par quoi et par qui, au fond?", j'aurais peut-être fait quelques pas dans la direction de l'auto-analyse que j'évoquais à l'instant" (Etats d'âme de la psychanalyse, p45).

C'est là que s'opère le basculement : Jacques Derrida ne parle pas des psychanalystes en général, ni des philosophes, mais de lui-même, avec le pronom personnel "je" :

"Sur la scène de ce nouveau théâtre de la cruauté, au sujet duquel je m'expliquerai à mon rythme, très lent, je m'avance donc. Je voudrais éviter l'alibi" (Etats d'âme de la psychanalyse, p44).

Il faut que, sans alibi - sans avoir à s'excuser, ni demander pardon, ni expliquer pourquoi il est là plutôt qu'ailleurs -, il fasse état de ce qui est, malgré toutes les dénégations, son programme, comme en témoignent ces deux citations :

"Ce que j'ai cherché à penser, sinon à connaître, tout au long de ce chemin, c'est la possibilité d'un im-possible au-delà de la pulsion de mort, au-delà de la pulsion de pouvoir, au-delà de la cruauté et de la souveraineté, et un au-delà inconditionnel. Non pas souverain mais inconditionnel." (Etats d'âme de la psychanalyse, Prière d'insérer, pp3-4).

"Comment une authentique autonomie (égalitaire et démocratique) s'institue, et doit le faire, à partir d'une hétéro-nomie qui survit encore à ce qui lui survit, à partir d'une loi de l'autre, comme venue de l'autre sur-vivant, voilà une des formes de la question "que faire?", telle que je voudrais, sans alibi, la porter au-delà de toute souveraineté et de toute cruauté possibles. Cette question n'est pas étrangère à celle du parégicide" (Etats d'âme de la psychanalyse, pp58-59).

L'emploi du "je" est dépourvu d'ambiguité. Cette tâche qu'il attribue à la psychanalyse, c'est sa question à lui, sa tâche à lui, son parégicide à lui [même s'il ne précise pas pour quel père et quel roi il doit prononcer la peine de mort], de ce qui lui "reste à penser, à faire, à vivre, à souffrir, avec ou sans jouissance, mais sans alibi" (p80). D'ailleurs, il le reconnaît, il l'avoue, il insiste même sur ce point.

Il s'agit donc bien de son projet à lui. Si la psychanalyse est en échec (c'est-à-dire si elle ne cesse d'évoquer des alibis), ne faut-il pas la suppléer? Ne faut-il pas franchir ce pas, qu'elle ne franchit plus, du sans parti pris, du sans alibi? Et pour cela, c'est par l'auto-analyse qu'il faut passer, l'auto-analyse de la Psychanalyse comme telle (avec un grand P) par le biais des Etats généraux (c'est-à-dire en faisant intervenir des tiers, des non-psychanalystes); mais aussi l'auto-analyse personnelle, dont il reconnaît qu'elle exige des séances longues, très longues (p44), dont on ne trouve guère de trace dans ce texte-là, mais qui traverse toute son oeuvre.

 

4. L'au-delà de l'au-delà.

Un concept ne cesse de hanter ce texte, qu'il soit nommé ou qu'il ne le soit pas : l'au-delà de l'au-delà. Ce texte-là s'y rapporte, mais aussi toutes les figures de l'inconditionnalité développées depuis les années 1990. Ces figures semblent converger vers un autre concept, celui d'une sur-vie ou d'un plus que la vie, c'est-à-dire d'une vie qui pourrait s'affirmer indépendamment de toute dette, de toute économie.

Le paradoxe des pulsions de mort, des pulsions destructrices, c'est que sans elles il n'y aurait pas de vie - puisque le but de toute vie est la mort. Et sans elles il n'y aurait pas non plus de polarité, de dualisme, entre les pulsions de vie et les pulsions de mort. Mais la vie selon Freud ne va jamais au-delà d'une économie du possible. S'il défend le droit à la vie, ce n'est pas pour des raisons de principe, c'est par goût ou choix personnel. Chacun peut choisir ce qu'il veut, et les hommes cultivés, raisonnables, sont pacifistes, ils choisissent le droit à la vie, ils sont intolérants à la guerre malgré les pulsions de destruction et de cruauté. Mais Jacques Derrida ne se satisfait pas de cette économie qui pourrait, éventuellement, faire préférer la vie à la mort [ou l'inverse]. Il est à la recherche d'une vie qui, par principe, n'entre pas dans l'économie du possible. Une telle vie est impossible, im-possible écrit Derrida en insistant sur la division qu'elle implique. Ne se laissant ni maîtriser, ni prendre dans aucune pulsion de pouvoir, ni même théoriser dans un savoir, elle n'est pas symbolisable. Elle ne résulte pas d'un choix rationnel, mais d'un saut dans l'éthique, "au-delà de l'économie, de l'appropriable et du possible". C'est ce qu'il appelle la sur-vie, avec tiret diviseur (à distinguer d'une survie spectrale, qui n'est qu'un effet de réitération). Cette sur-vie, la seule vie qui vaille d'être vécue, on ne peut pas la réintégrer dans le discours, même indirectement. Elle ne doit rien à aucune théologie, aucun mythe, pas même le mythe pulsionnel de Freud, et arrive sans prévenir, sans alibi. Par structure, elle est un pendant du mal radical. De même que le mal radical s'affirme en-dehors de tout cycle d'économie ou de don - contre - don, la sur-vie vient en plus de la vie, en-dehors d'une économie du possible. C'est une figure de l'inconditionnel, "inanticipable et sans horizon".

 

5. De l'"indirect" freudien à l'"oeuvre" derridienne.

On peut revenir à l'utilisation du mot "projet". Malgré sa posture d'attente de l'indécidable, de l'imprévisible, Derrida aurait-il un projet? Dans les dernières pages du livre, son texte prend la forme d'une sorte de programme, une algèbre qu'il qualifie d'hyperformalisée. Ce qui vient conclure son intervention aux Etats généraux de la psychanalyse pourrait être lu comme une conclusion non seulement de ce texte, ou de cette intervention, mais aussi de son oeuvre, à condition de remarquer que ce projet, s'il reste freudien dans son esprit, doit en garder une caractéristique essentielle : son indirection. Un projet impossible (ou im-possible), reste un projet, mais indirect.

Analysant la réponse de Freud à la lettre d'Einstein à la Société des Nations dans "Pourquoi la guerre?" (1932), Jacques Derrida note la fréquence du mot "indirect". Les pulsions de haine, d'agresson, de destruction, de cruauté, de pouvoir étant impossibles à éradiquer, et ne pouvant pas non plus être combattues directement (ce qui reviendrait à les légitimer), il faut trouver des moyens indirects, des transactions, des détours, pour lutter contre la guerre. On ne détruira pas ces pulsions, mais on jouera sur les différences de modalité, de qualité et d'intensité de ces mêmes pulsions, sur les possibilités d'intrication avec les pulsions érotiques, sur les possibilités de lien social ou d'amour. Pour limiter le déchaînement des forces destructrices, on peut tenter de les lier par la culture, la civilisation, l'histoire, la dictature de la raison.

Faute de "nouvelles Lumières pour notre temps", faute de pouvoir imposer brutalement un jugement moral, on peut choisir la ruse, la médiation, le combat oblique. Dans ce combat, le savoir analytique en tant que tel est de peu d'utilité. Il faut prendre "le risque de la décision responsable, au-delà de tout savoir concernant le possible" (Etats d'âme de la psychanalyse, p77). Ce saut dans l'au-delà du possible est hétérogène, discontinu.

C'est là qu'intervient, comme telle, la question de l'oeuvre. Derrida ne manque pas de faire allusion aux "oeuvres" de ceux qui ont projeté ces Etats généraux (p58) (Elisabeth Roudinesco et René Major), à leur "oeuvre propre" (p57). Cet oeuvre (au masculin) n'est pas sans influence sur les événements de la rencontre, ou sur la possibilité même qu'un événement ait lieu. Derrida pensait-il vraiment que son intervention, ce jour-là (le 10 juillet 2000, à quelques jours de ses 70 ans), aurait un effet inaugural, au-delà du performatif? Probablement pas. Mais son oeuvre, oui. Son oeuvre suffisamment oblique, suffisamment indirecte, suffisamment rigoureuse et aussi transactionnelle, pouvait occuper la place que Freud assignait à "la dictature de la raison", celle d'un saut au-delà de l'économie, au-delà du possible.

 

 

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Propositions

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"Psychanalyse" serait le nom de ce qui se tourne, sans alibi religieux, métaphysique ou autre, vers ce que la cruauté psychique aurait de plus propre

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La cruauté psychique, ce désir de faire souffrir pour y prendre plaisir - voire pour jouir du mal radical - est difficile à délimiter, déterminer ou définir

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En cet abîme du sans support, du fond sans fond où nous vivons aujourd'hui, il faut compter avec une nouvelle violence, une cruauté irréductible à la logique du conscient

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Les figures de l'inconditionnalité s'affirment à partir d'un "au-delà de l'au-delà" des pulsions et principes freudiens : de plaisir, de réalité, de mort et aussi de pouvoir souverain

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Quand arrive l'autre scène, indéchiffrable, elle excède tout énoncé performatif, tout principe de plaisir et de réalité, toute pulsion de pouvoir et peut-être toute pulsion de mort

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La tâche de tout citoyen, c'est de prendre en compte la discontinuité radicale entre un savoir sur les pulsions de mort et de cruauté, et un saut dans l'éthique, le droit ou la politique

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Une vie qui vaille d'être vécue, une vie plus que la vie, c'est une vie qui s'affirme inconditionnellement, sans rien devoir à une économie, pas même celle de la vie

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