En général, Manet préférait les modèles qu'il connaissait et qui avaient une certaine correspondance avec sa peinture. C'est le cas de Suzanne Leenhoff - sa fiancée secrète (la Nymphe surprise), de Léon Koëlla, le fils de Suzanne et peut-être le sien (L'Enfant à l'épée), de Victorine Meurent dans de nombreux tableaux célèbres, de ses frères Eugène et Gustave, et ici comme dans d'autres oeuvres encore, de Berthe Morisot, peintre elle-même et épouse d'Eugène. Dans le Balcon ci-contre, le contraste est vif entre Berthe Morisot, au regard intensément présent malgré son immobilité [à la fois donné et retiré, dit Georges Bataille], et les deux personnages secondaires (Antoine Guillemet et Fanny Claus), plutôt atones, sur le point de se mouvoir et dont le regard diverge (seule Fanny dirige son regard vers le spectateur, comme dans le Vieux musicien). La présence du petit chien au pied de Berthe et d'une balle multicolore atteste de la dimension d'instantanéité du tableau.

Il fallait à Manet des modèles impliqués, susceptibles d'interpeller le spectateur, de s'adresser à lui tout en restant à distance. Il y a en eux une force dérangeante, une étrangeté troublante. Pourquoi sont-ils ainsi pétrifiés, alors même que la peinture de Manet semble se caractériser par la rapidité d'exécution? Alors que Manet juxtaposait souvent différentes citations d'oeuvres du passé, il offrait au modèle un statut singulier de médiateur , entre un présent vivant, immédiat, et ces maîtres anciens.

Le regard de Fanny, par sa frontalité, attire le spectateur. Mais ce n'est qu'un modèle secondaire. La personnalité principale, Berthe Morisot, absorbée dans ses pensées et absente au spectateur, regarde hors du champ. C'est elle qui domine la peinture. C'est elle l'élément actif, obsédant, qui entretient la tension.