Le monde qui nous est commun à tous est distinct de la place que nous y occupons individuellement. Pour le définir, il faut tenir compte non seulement du cadre naturel et de nos conditions de vie, mais aussi des productions humaines et des relations entre hommes. Il ne peut nous rassembler que s'il dépasse la durée de vie des mortels, car un monde n'est pas seulement commun aux vivants, il est aussi partagé avec ceux qui sont passés et ceux qui viendront. Sans cette immortalité terrestre virtuelle, il ne peut résister au va-et-vient des générations.

Aujourd'hui, le souci métaphysique de l'éternité a disparu. La quête de l'immortalité est considérée comme un vice, une vanité, un désir condamnable d'admiration publique. Le contraste est grand avec la psychologie des Grecs, qui cherchaient dans la politique une garantie contre la futilité de la vie individuelle. Que cette ambition ait disparu risque d'entraîner la destruction du monde commun. En effet les hommes d'aujourd'hui n'étant plus rassemblés par le domaine public, ils sont privés de voir et d'entendre autrui, comme ils sont privés d'être vus et entendus par autrui. Le résultat est un enfermement dans une subjectivité personnelle de plus en plus soumise aux normes de la société de masse.

Quand tous voient le monde sous le même aspect et dans une seule perspective, c'est le monde commun, le seul où chacun puisse affirmer sa singularité, qui prend fin.