Dans son intervention au colloque de Cerisy sur Le passage des frontières (1992, publiée en 1996 sous le titre Apories), Jacques Derrida cite longuement un texte écrit en 1990, publié en 1991 sous le titre L'Autre cap. Il y mentionne, à propos de l'Europe, une série de devoirs, une dizaine de commandements qui tous ont une forme aporétique. Mais il n'y a pas qu'une forme ou type d'aporie, il y en a plusieurs, au moins trois :

- entre contenus limités par des frontières infranchissables, ou dont les portes sont inaccessibles ou introuvables (p39, 44),

- entre un concept et un autre, selon la barre d'une logique oppositionnelle dans laquelle la limite est trop poreuse, perméable, indéterminée (p39, 44-5). Quand il n'y a plus de chez soi ni de chez l'autre, on fait peu de cas de la frontière,

- et enfin le troisième type où il n'y a plus de chemin, plus de passage, plus de déplacement possible (pp46-7). Devant cette confusion, cette incertitude, il n'y a même pas d'impasse. "Il y aurait dans ce cas aporie parce qu'il n'y a même pas lieu pour une aporie déterminée comme expérience du pas ou du bord, franchissement ou non de quelque ligne, rapport à quelque figure spatiale de la limite". Sans trangression, ni traduction, ni transposition, sans topographie, on se trouve en face d'une question sans limite - question qui renvoie aux limites de la vérité, telles qu'on les rencontre dans le langage, par exemple avec un syntagme du type "ma mort" - dont on ne connaît ni le sens, ni le référent. De ma mort, je ne peux rien dire, comme je ne peux rien dire de Dieu ou des deux dernières apories (ou devoirs aporétiques) qui m'arrivent de la tradition européenne.

A partir de cette caractérisation du troisième type d'aporie, on peut revenir aux deux derniers devoirs issus de l'héritage européen, tels qu'ils sont décrits dans L'autre cap. Il s'agit de ce qui, tout en restant fidèle à l'idéal des Lumières, excède l'ordre de la raison (questionner l'histoire de la raison, reconnaître ses limites, ignorer son autorité), et de ce qui, au nom même de la responsabilité, conduit à prendre des positions qu'on peut dire irresponsable.

Ces apories-là, comme les autres, il faut en faire l'épreuve. C'est même nécessaire, aujourd'hui en Europe. Il y a de l'indécidable, du double bind, qu'aucun raisonnement à partir d'une logique propositionnelle ne peut conclure définitivement, qu'aucune comparution devant une institution ou un tribunal ne peut effacer. C'est justement cela qu'il faut endurer.