Dans son cours d'été à l'université de Marburg en 1928, Heidegger indique que s'il a choisi le mot "Dasein" pour nommer l'étant exemplaire que nous sommes, c'est pour sa neutralité. Il s'agit de réduire toute prédétermination anthropologique, éthique ou métaphysique, pour ne garder "qu'une sorte de rapport à soi, de rapport dépouillé à l'être de son étant" (Derrida, p19). Tout ce qui n'est pas "le trait nu de ce rapport à soi", il faut le neutraliser, et le premier exemple choisi (par Heidegger) est la différence sexuelle : "Le Dasein n'est d'aucun des deux sexes" (keines von beiden Geschlechtern ist). Pourquoi est-ce cet exemple-là qui vient en premier? Heidegger écarte le partage binaire des genres. Le Dasein n'est ni la conscience, ni l'inconscient, ni le sujet, ni l'individu, ni homme, ni femme - toutefois c'est sur ce dernier point, entre homme et femme, qu'Heidegger insiste en premier.

De cette mise à l'écart, Jacques Derrida propose une interprétation qu'il qualifie lui-même de violente (p22). Plutôt que de s'interroger au premier degré sur le mode : Mais alors quelle pourrait être la vie sexuelle du Dasein?, il fait remarquer que ce qui est réduit dans cette neutralisation n'est pas la sexualité comme telle, mais la dualité. En libérant les marques de la différence, Heidegger libérerait une positivité, une puissance, une source plus originaire encore de toute sexualité.

Photo d'un trottoir de Paris, prise le 21 juin 2010.

Et Jacques Derrida de laisser en suspens la question qui est véritablement la sienne : dans l'ipséité (Selbstheit) la plus originaire [c'est-à-dire avant même l'émergence du "je", du "tu" et de la distinction des genres], y aurait-il déjà un autre sexe [Geschlecht], une marque de différence ou de dispersion qui serait à la fois sexuelle et ontologique et qu'on ne pourrait neutraliser [réduire à la neutralité du Dasein] que par un acte de violence [celui du philosophe, de l'anthropologue ou du biologiste]?