Derrida
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Les collectes de l'Orloeuvre
   
     
Le secret de Bertille                     Le secret de Bertille
Sources (*) : Le retour de Danel Qilen               Le retour de Danel Qilen
Ouzza Kelin - "Les récits idviens", Ed : Guilgal, 1988-2018, Page créée le 3 avril 1999

 

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Une photo, une seule

Un visage connu

Une photo, une seule
   
   
   
                 
                       

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C'est l’heure du repas, le loft est un peu moins bavard que d'habitude, Danel erre dans les couloirs, essayant les escaliers les uns après les autres. A certains endroits, l'édifice n'a que deux étages, mais à d'autres endroits, vers l'intérieur du patio, invisible de l'extérieur, il monte jusqu'à sept ou huit. C'est là, peut-être, que Bendito habite. Danel avance précautionneusement en direction d'une porte ouverte, qui laisse passer le soleil. Il entre. La pièce est grande, les murs sont couverts d'affiches. Il y a dans un coin une douche, un cabinet de toilette, et dans une boîte à chaussures un assortement de produits maquillage : mascaras, khôls, pinceaux, fards, poudres en tous genres, crayons, tubes de rouge à lèvres et petits miroirs. Un grand lit défait, des épluchures d’orange abandonnées sur le sol, des pistaches écrabouillées sur un canapé, quelques canettes de coca jetées dans un coin. Aucun doute, c'est une chambre d'ado. La grande armoire de bois massif est elle aussi grande ouverte. A l'intérieur de la porte, quelques journaux jaunis et de vieilles photographies noir et blanc sont punaisées. Qu'est-ce que c'est que ces reliques? se demande Danel. Les journaux datent d'une dizaine d’années. Il faut que je sorte, se dit Danel, je ne dois pas rester là, c'est une chambre privée, mais par automatisme il jette un coup d'oeil sur les photos passablement jaunies. Jeunes gens, enfants dans des salles de classe ou sur des terrains de sport, c'est de la photo de famille assez classique, il n'y a pas grand-chose à en dire.

(Danel) Ah! tiens, ce visage-là...

A hauteur de son torse, une minuscule photo d’à peine cinq centimètres carrés montre deux jeunes filles, dont l'une brandit un objet circulaire, peut-être une médaille ou un disque.

(Danel) Voyons voir...

Il faut se pencher pour distinguer. Un des deux visages attire Danel, il ne peut pas s'empêcher de le regarder de plus près.

(Danel) Ces yeux clairs...

Avec ces couleurs passées il est difficile d’être sûr, mais ces traits, ces traits...

(Danel) Impossible! Prudence, j'ai du en rêver cette nuit, ou depuis que je couche dans cette maison, je perds ma lucidité. C'est la nostalgie qui fait ça, les nouvelles images se prennent pour les vieilles.

Il n'arrive pas à en croire ses yeux. C'est si vieux, si ancien.

(Danel) Mais si! C’est elle! Elle avait ce regard, sourire fragile qui s’évanouissait à la moindre crainte mais si ingénu, si entier, si confiant, que bizarrement c'était elle qui me rassurait. Je me disais : Ah cette petite, si elle s’en remet à moi, c'est que j’existe! la vraie preuve des preuves. Et je la sens me faire exister, encore.

Bertille, sa fille.

(Danel) C’est elle, je prenais son menton pointu dans le creux de la main, c’est elle sur la photo, mais est-ce que c'est elle dans la chambre?

Une petite photo carrée, craquelée, usée, que de nombreuses mains ont manipulée, ça prouve quoi? Rien du tout. Une ressemblance, une sosie. L’autre jeune fille à côté est à peu près du même âge. Qu'y a-t-il sur les coupures de journaux?

(Danel) Bertille, l’âge que tu avais au moment où... je suis parti, abandonné fille, femme. Je ne pouvais pas faire autrement...

Bertille ne regarde personne, elle a les yeux dans le vague, tandis que l'autre fille est frontale, tournée vers l'objectif.

(Danel) Ah oui, l'autre, je le reconnais aussi mais c'est beaucoup plus récent. Et si c'était elle, la petite qui argumentait hier, dans le loft. Et si je l'avais croisée ces jours derniers? Mûrie, ses joues allongées. Quand je suis parti, Bertille n'avait que sept ou huit ans, l'âge de la photo. Comment l’imaginer? Et si elle était là, dans l’immeuble, ou derrière la cloison?

 

 

Danel regarde la photo de si près que son haleine laisse sur les journaux des halos de buée pâle. Il scrute maintenant cet objet rond, au bout de ses doigts, de la taille de sa main. Qu'y a-t-il sur cette image dans l'image dont la longueur ne dépasse pas quelques millimètres, dans ce cercle dont le diamètre correspond à peu près à celui d'un doigt de jeune fille? L’image dans l’image, la photo dans la photo, un trophée brandi par deux gamines dont l’une était... sa fille, qui depuis a nécessairement disparu, de vieillesse ou de maladie, le double de sa fille, la re-production idoine de sa fille, porteuse d’une relique faisant allusion à quoi? Impossible de distinguer les détails de cette chose.

(Danel) Je la reconnais, je la reconnais sans aucun doute, mais il vaut mieux éviter d'y croire, rester incrédule.

Il scrute encore les visages. Qu’y a-t-il derrière celui de Bertille? Quoi? Quel secret? Il examine la minuscule image qu'elle tient au bout de ses doigts. On peut y distinguer un groupe, quelques instruments de musique luisant sous l’éclair du flash, mais les traits des personnes se noient dans le flou des murs.

Il passe aux textes punaisés les uns sur les autres à l'intérieur de l'armoire, découpés sans soin, accrochés sans ordre, dans le format des faits divers, avec de larges titres et des textes courts. Il les déchiffre un par un. Un fil conducteur les relie : un groupe de musique dont le style est décrit avec force métaphores, african-brasilian, free-jazzy, ivresse syncrétique, fusion, travail géométrique du son (qu’est-ce que ça veut dire?), la plus fascinante tentative de faire entendre..., formules faciles et bavardes qui ne lui disent rien. Le groupe semble remporter succès sur succès, mais peu importe à Danel jusqu’à ce qu’il tombe sur un nom : Bertille. Eh oui lecteur, je ne plaisante pas, elle n'est nommée que par un prénom, sans nom de famille : Bertille.

(Danel : C’est alors que j’ai commencé à comprendre. Une découverte comme ça, sur un vieux mur de chambre, c’était stupéfiant, pourtant le sentiment dominant n'était pas la surprise, au contraire, un calme bizarre m’a envahi, un calme puissant, une sorte d’évidence, la conviction que ce que je touchais là, en voyant la photo de Bertille, ma fille et celle de Bendito, ressemblait à une certaine forme de retour à la logique, de normalité. Il n’y avait pas d’erreur, c’était son image, elle avait traversé les siècles, comme moi, ce n’était ni une ressemblance ni un sosie ni un effet pervers de mon désir, et peu importe qu’elle ait eu un père, deux pères ou une infinité, peu importe qu’elle soit née, renée et encore renée, dix fois ou une infinité de fois, peu importe qu’elle l’ait su ou non, elle partageait avec moi ce point commun, ce statut d’errance temporelle qui me semblait confirmé par une certaine marque d'incertitude, d'errance ou de mélancolie qui crevait son regard).

Danel se plie en deux. D’abord, il faut qu’il se tienne l’estomac pour lutter contre le malaise qui lui remonte par les tripes; et ensuite, plus bas dans la porte, il y a d’autres articles. Un encadré d’une demi-page est intitulé : Interdite pour cause de jeunesse, elle tente de se suicider. L’article est sous-titré : A 13 ans et demi, elle était devenue une vedette locale. En-dessous le texte continue : Une jeune fille de 13 ans et demi se produisait dans le cabaret Blue Point de la rue du faubourg Saint-Antoine. Dans une salle sombre, presque noire, d'une voix étrangement pure, parfois étale et d'autres fois rythmée ou chantée, elle proférait des phrases. Pendant plusieurs mois son succès est allé croissant. Le cabaret ne désemplissait pas. “L’écouter est une sensation étrange” explique le propriétaire du cabaret. "On croit qu'elle va se mettre à chanter, elle swingue un peu, et sa voix part dans toutes les directions. Imaginez une soprano classique mais qui serait aussi une enfant, saisie par l’improvisation". Certains disent qu'elle écrit elle-même ses textes, et d'autres qu'elle est inspirée, voire manipulée, drivée ou coachée par un saxophoniste de jazz lui aussi passablement bizarre, Armando Benjoz. Danel se penche, il écarte les feuilles superposées, il continue à lire, d'autres articles. "La clientèle était très régulière, certaines personnes revenant plusieurs soirs de suite, voire tous les jours de la semaine. Un de ces amateurs nous a confirmé la forte impression que lui avait laissée la jeune fille. “Elle est capable de se ballader sans douleur sur plusieurs octaves. C’est la voix de La Callas avec l’inspiration de Billy Holiday!” Mais cet étonnant talent ne justifie pas les entorses au droit du travail. Hier, la police est venue empêcher la mineure de se produire. On ne connait pas les raisons exactes de cette interdiction, qui n’ont pas été divulguées à cause de l’âge de l’intéressée. Il est possible que le cabaret n’ait pas respecté la réglementation du travail pour les enfants de moins de 16 ans. Mais ce n’est probablement pas la seule raison. Le saxophoniste a été entendu par la police pendant plusieurs heures. Des rumeurs invérifiables circulent sur ses relations avec la chanteuse, qui n’a que le tiers de son âge. Pendant l'interrogatoire du jazzman, plus personne ne s'accupait de la jeune fille qu'on a retrouvée dans les toilettes du cabaret, une veine tailladée. Elle est toujours hospitalisée."

(Danel : Un seul prénom pour deux époques et une voix, une seule, pour ma fille Bertille, la fille de Bendito).

Danel reste planté dans le mur, passant successivement de la photo aux coupures de presse et des coupures de presse à la photo, bouleversé et sceptique, comme si les preuves d’existence de Bertille allaient disparaître d’un instant à l’autre, aussi vite qu’elles étaient apparues, improbables, incrédibles, impossibles, irréelles, il n’y a pas de mots assez forts, vraiment pas.

Puis il prend la décision d’un coup. Il arrache la photo, la met dans sa poche et sort précipitamment.

- Aelia : Ce qui arrive à Danel, cela n'aurait pu se produire en aucune autre époque. Il aura fallu que le référent lui-même se métamorphose, qu'il se spectralise, que le réel se transforme en effet de réel. Même le "ça a été" de Barthes est devenu une fiction.

 


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