Jacques Derrida n'a écrit aucun livre sur la Shoah, mais, comme il l'a dit lui-même, en 1998, cette question n'a jamais cessé de le travailler. Le livre publié en 1987 sous le titre Feu la cendre, et la phrase princeps qu'il analyse dans ce livre, Il y a là cendre, en témoignent. Il y a là cendre, où, là ? Le lieu de la cendre n'est pas un emplacement déterminé comme Auschwitz, c'est le lieu où toute la philosophie, la métaphysique et la rationalité européennes et occidentales sont radicalement soumises à la question. Il n'y a pas de deuil possible pour ce lieu, et l'analyse directe des circonstances ne peut compenser la dispersion irréductible des cendres. Et pourtant, malgré l'impossibilité du deuil, il écrit, il publie. Il est embarrassé lui-même par cette publication qui est un monument, "le monument d'une tombe impossible-interdite". Il ne peut pas résister au désir d'écrire, mais il peut refuser catégoriquement le travail du deuil, un non qui ne se discute pas, un "non de feu". Le deuil serait la destruction de la trace (son remplacement par une légende, un discours), alors qu'il s'agit d'autre chose, il s'agit de l'affirmation de ce qui se dissémine avec ce mot, la cendre, de ce qui résiste à la disparition, à l'éclipse, en gardant toujours une chance de revenir.

Requiem pour 500.000 (Jerzy Bossak, 1963) (Archives du ghetto de Varsovie).

Faire son deuil de ces morts serait y trouver un bénéfice, alors qu'il ne s'agit pas d'archive mais d'un "brûle-tout" qui laisse au brûlé les traductions à venir dans d'autres langues, dans toutes les langues.