Un amateur qui examinerait ce tableau sans en connaître le titre (Paysage avec chute d'Icare) ne remarquerait probablement pas la tache de peinture blanche, en bas à droite, entre le bateau et le pêcheur, qui représente une paire de jambes sortant de l'eau (voir détail ici). Il le prendrait pour un paysage ou pour une figuration de laboureur au travail. Et même s'il repérait cette paire de jambes, il pourrait l'attribuer à un plongeur ou à un pêcheur de perles en train de se noyer (car rien ne dit que le propriétaire des jambes est tombé du ciel). Mais s'il prend connaissance du titre et s'il connaît l'histoire d'Icare, alors ces jambes deviennent le point focal du tableau. Tout le reste n'est plus qu'un arrière-fond, qui met en valeur la chaleur du soleil d'un côté (qui brûle derrière les nuages), le pauvre Icare de l'autre.

Pourquoi Brueghel a-t-il peint des jambes aussi petites et apparemment insignifiantes? Une explication serait qu'il se rattache à la tradition maniériste - où l'importance du sujet est inversement proportionnelle à son échelle, mais cette explication est un peu courte.

Icare est tombé, mais le laboureur est indifférent à cette tragédie. Ni le berger, ni le bateau, ni le pêcheur, ni aucun autre élément de la scène ne sont affectés. Mais le spectateur, lui, s'il tient compte de l'information qui lui est donnée par le titre, n'y est pas indifférent. Il lui suffit d'identifier un seul élément (ces jambes qui semblent se débattre pour sortir de l'eau), et la place de tous les autres est modifiée. "La chose entière bouge en même temps", dit Arthur Danto. La signification générale du tableau peut être suspendue à tout petit détail.