Jacques Derrida commence par décrire ce mécanisme à propos de Jean-Jacques Rousseau qui, face à ses persécuteurs, préférait la solitude (p111). Plutôt que d'être persécuté par d'autres, il préfèrait se persécuter lui-même. Il s'enfermait, s'insularisait en pleine ville. S'en prendre à lui-même était une façon de se livrer à ses persécuteurs, mais en s'appropriant cette perversion, il croyait se protéger. Ce mécanisme paradoxal d'auto-immunité est à l'origine du désir de solitude, d'ipséité. Il est aussi à l'œuvre chez Robinson Crusoé, cité par Rousseau. Dès la mise en échec de la loi du père (au début du livre), la compulsion à désobéir le pousse à partir pour la traite des esclaves sur la côte de Guinée (p133). Plus tard, sur son île, la force qui fait de lui son propre ennemi le conduit à fabriquer une machine, la roue, qui marche toute seule.

Derrida rapproche :

- la structure d'auto-affection, auto-immunitaire, qui arrive à l'autos (p138) ; prothétisation d'une ipséité qui la clive, la disloque et l'inscrit hors d'elle dans le monde. La peur fondamentale, fondatrice de Robinson, c'est celle d'être enterré vivant, mangé vivant par des cannibales (p122). Cette terreur d'être détruit par l'autre sans laisser aucune trace lui inspire sa première prière. C'est le début de la religion.

- l'invention de la roue, liée à toutes sortes de conditions techno-scientifiques. La loi d'une île où l'on tourne en rond, de manière circulaire, est aussi la loi de la roue (p118). Robinson a des problèmes avec la roue. Incapable de fabriquer une roue de brouette, il invente un autre genre de roue pour aiguiser ses couteaux. La roue décrit le retour sur soi circulaire autour d'un axe immobile. C'est un rêve d'autoréférence, d'auto-déictique qui va au-delà de la spécularité en général : le rêve de se déplacer tout en restant soi-même, d'être sa propre rotation sur soi.

Robinson Crusoé terrorisé, dans le film de Bunuel (1954).

Mais mourir vivant, pour Robinson, est aussi un désir, un fantasme. En tant que personnage, il est obsédé par ce risque, mais en tant que livre, ouvrage écrit par Daniel Defoe et commenté jusqu'à nos jours, The Life and Strange Surprising Adventures of Robinson Crusoe, il est toujours vivant. Ce qui arrive avec le livre, c'est un pas au-delà de l'opposition entre vie et mort, fiction et fantasme. Le livre est mort et vif, ni mort ni vif (comme le Walten de Heidegger), il est une alliance du mort et du vivant qui survit par ses réimpressions, ses traductions, ses illustrations, ses filmographies (p193). La prière de Robinson en appelle à un au-delà de l'ipséité, comme le livre. On ne peut la penser en opposant la vie et la mort, mais seulement par un au-delà de la vie sans suprématie ni souveraineté, où c'est l'autre qui fait de moi sa chose.