La raison en général, telle qu'elle a été présentée, par exemple, par Kant, est unificatrice. Son désir et aussi son intérêt, c'est la construction d'un système, d'une architectonique. Or ce qui la menace aujourd'hui, ce n'est pas l'irrationnel, c'est la multiplication, tout aussi rationnelle, de rationalités différentes dans des domaines différents. Entre sciences de la nature, humaines ou sociales, entre les mathématiques, la psychologie, la psychanalyse, les techniques, le droit, l'économie politique ou la théorie littéraire, les domaines du savoir sont multiples. Ces domaines "ont chacun leur région ontologique, leur nécessité, leur style, leur axiomatique, leurs institutions, leur communauté et leur historicité propre". C'est cette pluralité, cette hétérogénéité intraduisible, qui résiste, de l'intérieur, à l'ordonnancement architectonique. Pour totaliser ces expériences, il faut des analogies, des fictions, des simulacres, des artefacts, des "comme si". Aucune autorité ne peut imposer un seul monde qui s'imposerait comme l'autorité de la raison. Est-il possible, dans ces conditions, de "sauver l'honneur de la raison"? Est-il possible de la garder pure, immune et indemne? C'est plutôt d'un échec imminent qu'il faut parler, de l'annonce d'une perdition. Quand s'effondre la téléologie qui la commande, on risque de perdre la raison - une perte qui se traduit aujourd'hui (comme dans les années 1930) par l'irrationnalisme, l'extravagance, la folie ou pire (le fascisme, le nazisme).