Dans cette conférence prononcée en 1998 au XXXVIIème Colloque des intellectuels juifs de langue française, Jacques Derrida compare sa position dans le corps social à celle du marrane dans le monde chrétien. Vivre ensemble, c'est vivre avec l'étranger, l'autre, le tout autre. Je suis séparé, absolument solitaire, mais il faut bien vivre ensemble. Je ne peux pas m'appuyer pour cela sur le droit en vigueur, qui ignore mon secret. Je dois donc me porter au-delà des règles de la vie en commun, du contrat juridico-politique. En me déclarant marrane, en m'affirmant Juif sans l'assurance d'aucune communauté, dans l'expérience d'un certain retour (techouva, cette élection impossible), dans la fidélité à un secret que j'ignore moi-même, j'excède la loi courante, je fais appel à une loi au-dessus des lois. Dans cette solitude, je risque de rester "le seul et le dernier des Juifs", mais c'est la seule façon d'"accorder, dans l'hospitalité, un étranger à un étranger" (Avouer l'impossible, in Le dernier des Juifs, p37).

Quand un étranger fait irruption, on n'a pas le choix, il s'impose. "Il faut" vivre avec lui, vivre ensemble - même si cette vie commune est impossible. C'est cet excès d'altérité, cette interruption du rapport naturel, qui "ouvre" les "Il faut" (commandements). Le marrane, c'est celui qui entend le commandement de vivre avec l'étranger qui est en lui.