Il arrive à Derrida d'évoquer la culture abrahamique en général, qui inclut les trois religions monothéiste, mais il est rare qu'il commente la tradition islamique comme telle, et encore plus rare qu'il insiste sur son côté arabe et islamique. C'est pourtant ce qu'il fait dans ce passage de Voyous où il souligne l'arabité de la langue coranique et la spécificité du rapport musulman à la démocratie. L'hellénisme a été traduit et transféré en Europe par la langue arabe autant que par Rome, mais avec une exception remarquable : pour Aristote, L'éthique à Nicomaque a été traduite, mais pas la Politique, tandis que pour Platon, c'est le thème du philosophe-roi ou monarque absolu qui était privilégié. En d'autres termes, le passage par la langue arabe aurait exclu la question de la démocratie, comme si elle avait été, d'emblée, évitée.

Aujourd'hui le concept mondial du politique est co-extensif à la démocratie. Tous les Etats-nations se présentent comme démocratiques, y compris par exemple la Chine ou les Etats post-coloniaux, même si cette "démocratie" est bridée de différentes façons. Seules les théocraties musulmanes comme l'Arabie saoudite font exception en refusant le langage juridico-politique international d'origine grecque. Ces courants de la culture islamique n'accordent pas foi à l'allégation démocratique elle-même, c'est-à-dire à l'affirmation de principe selon laquelle tous les régimes devraient tendre vers la démocratie. Ils résistent à une politisation gréco-chrétienne, mondialatinisante, dont la logique est indissociable d'un mouvement vers la sécularisation.

Un événement s'est produit en 1992 dans l'Algérie post-coloniale. Dans ce pays qui se présentait comme une démocratie, le processus électoral a été interrompu par crainte d'une victoire d'organisations islamistes ennemies de la démocratie. Cet événement, qui s'était déjà produit dans l'Allemagne nazie ou dans l'Italie fasciste, est typique des atteintes à la démocratie au nom de la démocratie (p57). La démocratie aura été suspendue, pour son bien, pour l'immuniser contre le pire, pour éviter sa destruction. Quand il s'agit d'éviter un suicide, est-on encore dans la démocratie?