Quand Rousseau s'interroge sur l'origine du langage et de la société, il fait le constat d'un cercle vicieux. Si la langue, la société et la pensée se postulent et se produisent réciproquement, comment expliquer leur origine? Il faut soit revenir à un récit théologique, soit y renoncer et considérer cet ensemble comme un champ. Un champ est clos. On y est toujours déjà installé. On ne peut le dériver d'aucune cause car, quel que soit le point par lequel on y entre, on est pris dans son mouvement. La société, la convention et l'histoire de ce champ forment une totalité organisée, positive, dont les objets sont spécifiques. Leur généalogie ne peut être qu'idéale et structurale.

Alors comment imaginer l'émergence de ce champ? Une cause vient sortir la nature d'elle-même. Cette cause est arbitraire, c'est une rupture, mais elle a la particularité d'être à la fois extérieure et intérieure. On ne peut la raconter que par une fiction. Selon Rousseau, l'homme "touche du doigt l'axe du globe et l'incline sur l'axe de l'univers". Selon Derrida, la nature s'inverse d'elle-même, elle sort de soi à partir d'un point d'extériorité absolue. Ce point viole la légalité naturelle mais la respecte aussi, car il est aussi intérieur. Nature et société sont hétérogènes, mais associés dans le mouvement d'une supplémentarité.

Cette émergence d'un champ clos (la société, le langage) qui fonctionnera ensuite selon ses propres lois ouvre un champ scientifique : la linguistique. Deux genevois, Jean-Jacques Rousseau et Ferdinand de Saussure, sont les héros de cette émergence. De l'un à l'autre s'ouvre un domaine de savoir. Certes il est frustre chez Rousseau et plus élaboré chez Saussure, mais il s'agit du même champ.