Jacques Derrida renvoie à un séminaire tenu par Hélène Cixous sur Proust. Pour "se trouver", Proust serait "tombé dans un destin", "au lieu d'un autre". Le destin serait arrivé sur son chemin, tombé sur lui. Cela aurait été sa chance, mais cela aurait pu être autre chose, il aurait pu en aimer une autre, une autre qu'Albertine. "C'eût pu être différent", ou comme l'orthographie Cixous (qui l'aurait trouvé dans un manuscrit de Proust entreposé à la BNF, où plus tard elle entreposera ses propres manuscrits) "Supu" être différent, autre chose, il aurait pu y avoir une autre rencontre, un autre amour, un autre coup du destin, une autre scène primitive proustienne. D'accord. Et alors? L'important, dans cette affaire, pour Derrida comme pour Cixous, c'est que l'événement soit contingent. Le génie de Proust aurait pu être différent (ou pas de génie du tout), si "cela" ou "ça" n'était pas arrivé. Et c'est quoi, "cela" ou "ça"? Réponse de Derrida : "C'est ce que j'appelle l'inconditionnalité absolue, qu'il s'agisse de don, d'hospitalité ou d'amour dignes de ce nom" (p99).

L'inconditionnalité absolue, ici, c'est le "Supu", c'est-à-dire l'événement qui aurait tout autant pu ne pas arriver, mais qui est arrivé, sans aucune raison ni détermination, mais comme ça, inconditionnellement, par hasard peut-être, ou par une contingence dont nous ignorons tout. Qu'est-ce qui a fait de Proust un génie? Cela ou ça, qui "eût pu" ne pas arriver. On ne peut guère en dire plus.

Marcel Proust, sur la terrasse de l'hôtel de l'Europe, à Venise (date et auteur de la photographie inconnus de moi).