Michel Serres baptise Petite Poucette la jeune fille du début du 21ème siècle capable d'écrire à toute allure sur son smartphone avec ses deux pouces. Contrairement à ce que faisaient ses professeurs, elle n'a pas besoin d'accumuler des informations dans son cerveau, car elle peut y accéder facilement sur le web. La mémoire, l'imagination et même la raison sont stockées dans une boîte extérieure (l'ancienne tête bien pleine). Que reste-t-il sur ses épaules? Si un nombre plus grand de neurones pouvait être consacré à l'intuition novatrice, à la joie d'inventer ou à l'originalité, ce serait une révolution douce au moins aussi importante que l'invention de l'écriture ou de l'imprimerie.

Jusqu'à nos jours, la forme de l'écrit imprimé se projette partout dans l'espace : affiches, panneaux, plans, cadastres, champs labourés, tableaux, projections. Cette forme déjà multimillénaire s'imprime sur toutes les surfaces, y compris sur l'écran. L'électronique ne se délivre que très difficilement de la forme du livre, qu'on retrouve dans les bâtiments et les salles d'enseignement des écoles et des universités. L'idée que la tête puisse se vider pour céder place à autre chose est angoissante. Et pourtant certains phénomènes montrent que nous évoluons effectivement dans cette direction :

- le brouhaha qui règne dans les salles de classe et les amphis. En général, l'enseignant se contente de répéter, avec quelques changements, la vieille voix du livre. Mais ce genre de savoir peut être distribué par n'importe quel portail. On ne l'écoute plus. Derrière cette rumeur, c'est une nouvelle demande qui s'exprime.

- devant le savoir, les corps s'effaçaient (y compris celui de l'enseignant). Ils restaient immobiles, assis en rangs serrés dans leurs uniformes, obéissants, humiliés. Désormais les corps se mobilisent, circulent, gesticulent. Le poids de la salle n'est plus concentré en un point; il se diffuse. Au contraire, devant un ordinateur, le corps est penché, actif. C'est lui qui conduit.

C'est une histoire racontée par Jacques de Voragine dans sa Légende dorée. Denis, élu évêque par les premiers chrétiens de Lutèce (vers 250) est torturé dans l'île de la Cité et condamné à la décapitation sur la butte Montmartre. Mais les soldats, trop paresseux, l'exécutent à mi-chemin. Qu'arrive-t-il alors? Denis se lève, ramasse sa tête, continue à monter la pente, la lave à une source et poursuit son chemin jusqu'au point où se situe l'actuelle basilique Saint Denis.

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Le martyre de Saint-Denis (Léon Bonnat, 1880).

A la place de la tête, en ce lieu désormais vide, Bonnat a peint une boule de lumière. Le miracle de l'intelligence inventive serait qu'une authentique subjectivité cognitive s'installe là.